Comment la couleur est devenue un enjeu majeur de l’histoire de l’art
Que nous apprennent les matériaux colorants sur notre rapport à l’art, à la mode, à la décoration ? Quelles idées, quel rapport au monde notre utilisation des couleurs véhiculent-elles ?
Le thème de la couleur est devenu un classique des expositions. Citons par exemple pour la seule année 2022 « La Couleur en fugue » à la fondation Louis Vuitton à Paris, « Bonnard. Les couleurs de la lumière » au musée de Grenoble ou bien encore « Couleurs des Suds » au musée Regards de Provence de Marseille.
Le succès de la thématique doit sans doute beaucoup au fait qu’elle parle et résonne facilement, d’une façon que l’on imagine instinctivement comme « universelle ». La perception de la couleur est pourtant culturelle et contingente, comme nous l’apprennent les études de plus en plus nombreuses, depuis les travaux précurseurs de John Gage au Royaume-Uni et de l’historien Michel Pastoureau en France.
Tout reste néanmoins à explorer dans cette branche encore nouvelle. La couleur comme objet d’étude ouvre ainsi des perspectives pluridisciplinaires : que nous apprennent les matériaux colorants sur notre rapport à l’art, à la mode, à la décoration ? Quelles idées, quel rapport au monde environnant et aux objets du quotidien notre utilisation et notre compréhension des couleurs véhiculent-elles ?
La couleur au XIXᵉ siècle
Si, comme l’a montré Michel Pastoureau, la couleur gagne à être historicisée et contextualisée, peu de travaux s’attardent sur les enjeux chromatiques de certaines aires géoculturelles précises. C’est l’objet de Chromotope, un ambitieux projet de recherche financé par l’Union européenne qui explore ce que le XIXe siècle a fait à la couleur, et dans lequel s’inscrit mon propre travail de recherche sur l’œuvre de l’écrivain, poète, peintre et critique d’art britannique John Ruskin (1919–1900). L’étude d’une période circonscrite permet une plongée plus en détail dans un moment charnière dans l’histoire de la couleur : la seconde moitié du XIXe siècle, qui voit l’apparition des premiers colorants et pigments de synthèse extraits de goudron de houille.
C’est William Henry Perkin, un jeune apprenti chimiste anglais, qui synthétise pour la première fois la mauvéine en 1856. Cette découverte accidentelle modifie profondément le rapport à la couleur dans les arts, la littérature et la culture visuelle de l’Angleterre industrielle : la mauvéine, peu coûteuse et efficace sur des textiles comme la laine ou la soie, ouvre la voie à une production industrielle qui donnera lieu à une « mauve mania » dans la mode britannique, ainsi que dans le reste de l’Europe. Les conséquences se font ressentir en peinture, en architecture, dans les arts décoratifs… mais aussi au cœur des débats esthétiques de l’époque autour de l’authenticité des couleurs « naturelles » ou « artificielles ».
C’est dans le cadre de ce projet Chromotope que s’ouvre le 21 septembre 2023 au musée des Beaux-arts d’Oxford (l’Ashmolean Museum) une grande exposition sur la couleur au XIXe siècle, intitulée « Color Revolution : Victorian Art, Fashion and Design ». Une exposition largement informée par les travaux interdisciplinaires de chercheurs et chercheuses en arts et littérature, conservateurs, conservatrices et scientifiques de la conservation qui ont collaboré afin de rendre leur recherche accessible à un plus large public.
Le tournant Ruskin
L’ère victorienne au Royaume-Uni, qui correspond au règne de la reine Victoria entre 1837 et 1901, fut marquée par l’apogée de la révolution industrielle et de l’empire colonial britannique, mais aussi par une riche scène artistique et littéraire. Parmi les figures majeures qui ont joué un rôle dans ces transformations, John Ruskin, critique d’art très influent et grand penseur de la couleur, occupe une place importante. Bien que moins connu en France qu’au Royaume-Uni, l’œuvre de cet artiste, collectionneur et écrivain prolifique, a notamment marqué Marcel Proust, qui le lut et le traduisit avec enthousiasme. Cette influence se retrouve dans bien des aspects de son œuvre. Dans The Elements of Drawing (Éléments du dessin), en 1857, il écrivait :
« Tout ce que l’on voit dans le monde autour de soi ne se présente au regard que sous la forme d’un agencement de taches de différentes couleurs, de différentes nuances. »
Dans une époque marquée par la consolidation d’un certain nombre de champs disciplinaires scientifiques comme les sciences naturelles ou humaines, l’anthropologie, la géologie, la botanique et d’autres, Ruskin se démarque par une pensée complexe qui échappe aux classifications, et fait la part belle à la nature, la morale et la pédagogie. Il écrit pour informer son lectorat, enseigner le dessin, éduquer les jeunes filles ; il fonde des institutions muséales à destination des populations ouvrières afin de remettre le beau et l’artisanat au centre de la vie et de la ville, comme le St George’s museum à Sheffield ; il s’oppose à l’industrialisation qu’il perçoit comme un danger majeur pour la civilisation européenne comme pour le monde naturel.
Dans son œuvre, la couleur joue un rôle clé : elle symbolise la beauté de la faune et de la flore, sacralise la peinture lorsqu’elle est utilisée correctement, mais peut gâcher une image instantanément si le peintre commet la moindre erreur dans les nuances et les harmonies chromatiques.
Dans ce rapport protoécologiste au monde, la couleur est un prisme par lequel l’observation minutieuse de l’environnement naturel permet de servir l’art, les êtres humains et la création divine. Loin de la pensée chromophobe d’un Platon qui s’attaque à la rhétorique autant qu’à la couleur ou de ses héritiers qui en dénonçaient les attributs sensuels, la couleur devient ainsi pour Ruskin un élément sacré.
Ruskin prêtait en effet une attention toute particulière aux couleurs de la nature qu’il s’efforça de reproduire de la manière la plus fidèle possible : en témoignent ses nombreuses études, notamment à l’aquarelle, rassemblées dans la « Teaching Collection » de l’Ashmolean Museum. Cette collection rassemble presque mille-cinq-cents œuvres, dessinées ou collectionnées par Ruskin, qui servirent de support à ses enseignements à l’Université d’Oxford à partir des années 1870. À titre d’exemple, on peut mentionner son célèbre martin-pêcheur dont il existe deux versions : une en noir et blanc, une multicolore. Le plumage de l’oiseau montre toute l’étendue du savoir-faire chromatique de Ruskin, avec des touches subtiles et éclatantes de bleu, violet, orange, et toutes les nuances liées à la texture et à la lumière. Ces images sont disponibles en version numérisée sur le site de la « Teaching Collection ».
[images : Study of a Kingfisher, with dominant Reference to Colour and Study of a Kingfisher, with dominant Reference to Shade]
Lorsqu’il fonde le musée de Saint George, dans la banlieue de Sheffield, en 1857, Ruskin le conçoit comme un lieu de fluidité où les catégories artistiques figées n’ont pas cours : ce qui lui importe est de revivifier l’art et l’artisanat. Or, la couleur, commune à toutes ces pratiques, défie les tentations classificatoires et en ce sens, elle sert l’élan muséologique libérateur porté par Ruskin tout au long de la deuxième moitié du XIXe siècle. Elle échappe aux catégories muséales qui se solidifient alors à peine. Dans ce sens, on trouvera l’exposition « Colour Revolution » résolument ruskinienne : on y trouvera des supports variés (dessins et peintures, mais aussi céramique, vitraux, bijoux, meubles, vêtements…), avec une approche transversale, qui souligne l’attention portée à la matière de la couleur tout en même temps qu’à sa portée spirituelle. Ces éléments témoignent de la portée de l’œuvre et de l’influence de Ruskin qui dépasse l’époque victorienne et influence les pratiques muséales contemporaines.
À la lecture de Ruskin, la révolution de la couleur au XIXe siècle interroge ainsi nos rapports à la nature, à l’art, mais aussi à des questions éthiques brûlantes d’actualité. On pense à la couleur genrée, qualifiée de futile lorsqu’elle est vive dans la mode féminine ; mais aussi à la couleur racisée et au traitement artistique de la couleur de peau non blanche dans une Europe colonialiste et impérialiste, au regard exotisant sur les couleurs de l’orient.
Autant de problématiques qui trouveront des échos dans le cadre de l’exposition. Au-delà de l’image terne et grise d’une Angleterre victorienne plongée dans la brume de l’industrialisation, Ruskin nous donne à penser et à découvrir une palette d’enjeux esthétiques, artistiques et politiques qui font résolument écho à nos préoccupations contemporaines.
Stella Granier, Doctorante en études anglophones, Sorbonne Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.