CO₂, NOx, vapeur d’eau et aérosols : comment bien comptabiliser tous les effets de l’aviation sur le climat ?
Comme tout secteur économique, l’aviation a un impact sur le climat et contribue au réchauffement climatique en cours.
Cette contribution est largement dominée par les émissions en vol des avions : elle est due aux émissions de dioxyde de carbone (CO2) – en 2018, elles représentaient 2,5% des émissions mondiales de CO2 dues aux énergies fossiles –, mais aussi à un certain nombre d’effets dits « non-CO2 ».
Ces effets « non-CO2 » sont liés aux oxydes d’azote (NOx), à la vapeur d’eau, et aux particules – aussi appelées aérosols lorsque ces particules sont en suspension dans l’air – émis lors de la combustion du kérosène par les moteurs.
Les effets non-CO₂ de l’aviation
Les NOx n’ont pas d’effet direct sur le climat, mais ils ont un impact sur l’ozone (dont ils contribuent à augmenter la concentration à court terme) et le méthane (dont ils contribuent à diminuer la concentration sur le moyen terme). Or l’ozone (O3) et le méthane (CH4) sont deux gaz à effet de serre.
Dans les conditions actuelles, il est couramment admis que l’effet réchauffant de l’augmentation de l’ozone due à l’aviation l’emporte sur l’effet refroidissant de la diminution du méthane. L’effet résultant dépend non seulement de la quantité de NOx émise, qui dépend des modèles d’avion, mais aussi de l’altitude, de la latitude et de la saison du vol.
La vapeur d’eau émise par les avions est un gaz à effet de serre qui tend à réchauffer le climat quand elle est émise en altitude. Mais, surtout, elle est à l’origine de traînées de condensation quand les conditions atmosphériques permettent leur formation – et la transformation occasionnelle de celles-ci en nuages cirrus.
Dans ce dernier cas, on parle de « cirrus induits par les traînées » ; la glace qui constitue les cirrus ne se serait pas condensée sans le passage de l’avion ou alors elle l’aurait fait seulement plus tard.
L’effet de serre réchauffant des traînées d’avion et des cirrus l’emporte sur leur effet d’albédo refroidissant. Mais, là aussi, il y a des variations très importantes sur l’effet total selon les conditions atmosphériques, la latitude, l’heure du vol et la saison.
Enfin, les particules émises par les avions peuvent modifier les propriétés optiques des différents types de nuages qu’elles rencontrent avant d’être entraînées par les pluies ou déposées à la surface. Ces effets sont néanmoins très complexes et encore très incertains, si bien que même leur caractère réchauffant ou refroidissant reste inconnu.
Des échelles de temps différentes
Plusieurs échelles de temps distinctes sont associées à ces différents effets.
Le CO2 est un gaz à longue durée de vie dans l’atmosphère. Quand une tonne de CO2 fossile est émise dans l’atmosphère, environ 30 % de l’augmentation initiale de la concentration persiste après 100 ans et encore 20 % après 400 ans.
À l’inverse, les NOx, les particules et la vapeur d’eau disparaissent de l’atmosphère après quelques semaines s’ils sont émis à l’altitude de croisière des avions. Il en est de même de leurs effets induits sur l’ozone ou sur les nuages.
En revanche, les effets des NOx émis par l’aviation sur le méthane se matérialisent sur une échelle de temps intermédiaire puisque la durée de vie du méthane dans l’atmosphère suite à une perturbation est de 12 ans.
Au-delà des échelles de temps associées à la durée de vie des espèces chimiques, il faut aussi considérer celles du système climatique lui-même. Une perturbation de l’énergie introduite dans le système climatique, même sur une courte durée, a un impact durable sur le climat, car l’océan absorbe cette énergie additionnelle avant de la restituer progressivement à l’atmosphère.
L’indice de forçage radiatif, une mauvaise idée pour comptabiliser les émissions
On mesure habituellement les perturbations du climat via le concept de « forçage radiatif » : cette quantité mesure le déséquilibre radiatif de la planète dû aux émissions passées ; elle est exprimée par rapport à une période de référence généralement fixée à 1850, une époque où les activités industrielles étaient encore faibles.
Pour le CO2, qui a une longue durée de vie dans l’atmosphère, et dans une moindre mesure le méthane, cela intègre les émissions passées qui impactent durablement les concentrations atmosphériques. Pour des polluants à courte durée de vie, seules les émissions les plus récentes importent, car les émissions les plus anciennes n’exercent plus de forçage radiatif.
Pour le secteur de l’aviation, en l’état actuel des connaissances, les effets non-CO2 sont responsables d’un forçage radiatif positif qui tend à réchauffer le climat. Le rapport entre le forçage radiatif total et le forçage radiatif dû au CO2 est appelé Radiative Forcing Index (ou RFI).
Certains calculateurs de l’empreinte carbone utilisent le RFI comme facteur multiplicatif des émissions de CO2 pour prendre en compte les effets non-CO2 et « convertir » ainsi les émissions de CO2 en « CO2-équivalent ». Nous estimons toutefois que cela n’a pas grand sens.
Pour nous en convaincre, nous pouvons faire l’expérience de pensée suivante : admettons qu’avant la crise du Covid-19, en 2019, les effets non-CO2 soient responsables d’un forçage radiatif double de celui du CO2, ce qui correspond à un RFI de 3 (c’est-à-dire, (2 + 1)/1). À une tonne de CO2 émise par l’aviation correspondraient donc 3 tonnes de « CO2-équivalent ».
Au pic de la crise du Covid-19, au printemps 2020, l’activité aérienne a été divisée par un facteur 4. Les émissions de CO2 dues à l’aviation ont alors drastiquement baissé par rapport à leur niveau de 2019, mais cela n’a pas entraîné une diminution du forçage radiatif dû au CO2, car sa concentration dans l’atmosphère a continué de croître.
Le forçage radiatif des effets non-CO2, au contraire, a diminué de concert avec la diminution du trafic (voire plus d’un facteur 4, car les effets sur le méthane des émissions passées perdurent dans le temps). Pendant le Covid-19, en prenant en compte le même forçage radiatif pour le CO2 – qui n’augmente que très légèrement d’une année sur l’autre – mais un forçage divisé par 4 pour les effets « non-CO2 » pour prendre en considération la réduction du trafic en 2020, nous arrivons à un RFI de 1,5 (c’est-à-dire, (2/4 + 1)/1). À une tonne de CO2 émise par l’aviation ne correspondraient donc plus que 1,5 tonnes de CO2-équivalent au lieu des 3 tonnes de CO2-équivalent d’avant le Covid.
On arrive ici à un non-sens car les vols réalisés au printemps 2020 ont bien entendu le même impact climatique que les mêmes vols réalisés au printemps 2019 ! Il n’y a donc pas de raison que les vols de 2020 « comptent » moitié moins que ceux de 2019.
La raison fondamentale pour laquelle le RFI n’est pas approprié comme coefficient multiplicatif est que le forçage radiatif cumule les effets des émissions passées alors que nous souhaitons comparer les effets climatiques des émissions actuelles, soit pour attribuer à un utilisateur de l’aviation sa juste part d’émissions, soit pour évaluer différentes options d’ordre technologique ou opérationnelle qui pourraient être mises en œuvre dans le futur.
Quelle métrique climatique utiliser ?
Heureusement, il existe des métriques du changement climatique qui permettent d’estimer l’impact climatique futur d’un vol effectué aujourd’hui, et ce malgré la courte échelle de temps du forçage radiatif des effets non-CO2.
En particulier, le pouvoir de réchauffement global (PRG), qui permet de mesurer l’impact radiatif sur une période future, typiquement 100 ans, d’émissions qui ont lieu de manière ponctuelle. On peut alors comparer le PRG d’un kg de polluant (comme le CH4 ou les NOx) avec celui d’un kg de CO2 et le concept peut facilement être étendu aux traînées d’avion.
Une autre métrique, le pouvoir de changement global de température (PGT), est définie de manière similaire, mais à partir de la variation de la température moyenne à la surface à une certaine échéance (50 ou 100 ans) après un pulse d’émission.
Ces métriques conduisent à des facteurs multiplicatifs du CO2 beaucoup plus faibles que le RFI sauf si des échéances beaucoup plus courtes que 50 ans sont choisies. Le choix de l’échéance est un choix politique qui peut avoir des implications importantes. Une échéance courte néglige la partie substantielle du réchauffement dû au CO2 qui se produit au-delà de l’échéance. Choisir une échéance longue peut minimiser l’efficacité à court terme des solutions de réduction du réchauffement basées sur les effets non-CO2.
Afin d’illustrer l’importance de la métrique utilisée pour estimer l’impact total de l’aviation sur le climat ou lors du calcul de l’empreinte carbone, comparons le RFI de l'aviation aux facteurs multiplicatifs associés à ces autres métriques.
D’après une estimation récente, les différents forçages radiatifs de l’aviation entraînent un RFI de 2,9. Si l’on utilise le PRG à un horizon temporel de 100 ans pour calculer les émissions équivalentes des différentes perturbations de l’aviation, on en déduit un facteur multiplicatif de 1,7. Pour le PGT à une échéance temporelle de 100 ans également, le facteur multiplicatif n’est plus que de 1,1.
On voit donc que le choix d’une métrique plutôt qu’une autre s’avère bien crucial pour calculer le facteur multiplicatif.
Une aide à la décision
Certaines solutions envisagées pour réduire les impacts climatiques de l’aviation ont le double avantage de diminuer à la fois les effets CO2 et non-CO2.
Dans ce cas de figure, les métriques servent simplement à quantifier le gain net pour le climat. En revanche, d’autres solutions nécessitent de faire un compromis entre les effets CO2 et non-CO2 de l’aviation. Par exemple, les fabricants de moteurs savent réduire les émissions de NOx mais souvent au détriment des émissions de CO2. Un carburant partiellement ou totalement décarboné, comme l’hydrogène, pourrait induire des effets non-CO2 plus importants.
On peut aussi envisager des stratégies de modification des trajectoires des avions pour diminuer les effets des traînées ou des NOx, mais au prix sans doute d’une augmentation de la consommation de carburant et donc du CO2 émis. Il est pertinent dans ces cas de figure de comparer les différents effets (CO2 et non-CO2) avec plusieurs métriques adaptées pour comprendre quel effet l’emporte sur l’autre et à quelles échéances (20, 50 et 100 ans par exemple) et pouvoir prendre les meilleures décisions possibles.
En l’état actuel de nos connaissances, les effets non-CO2 de l’aviation ont, dans l’ensemble, un effet réchauffant sur le climat. Il est donc pertinent d’essayer de les réduire pour diminuer l’impact total de l’aviation sur le réchauffement.
Il faut aussi s’assurer que les technologies en cours de développement pour décarboner l’aviation n’induisent pas des effets non-CO2 trop importants. Chaque solution doit être examinée et ses impacts doivent être évalués avec les métriques climatiques les plus adaptées sans oublier de prendre en compte d’éventuels autres impacts (qualité de l’air, bruit, biodiversité…).
Grégoire Dannet, Responsable projet Climaviation, Sorbonne Université; Didier Hauglustaine, Directeur de recherche au CNRS, spécialiste des interactions entre la chimie atmosphérique et le climat, Sorbonne Université; Nicolas Bellouin, Professor of Climate Processes, University of Reading et Olivier Boucher, Directeur de recherche au CNRS, Sorbonne Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.