Albert de Mun, une figure catholique face à la séparation de l’Église et de l’État
Edouard Coquet, Sorbonne Université
La définition du modèle laïque est un thème récurrent de l’actualité. Ce modèle est un objet historique qui a subi une évolution complexe depuis son élaboration sous la IIIe République. Il plonge ses racines dans la politique de laïcisation entreprise par les républicains à la fin du XIXe siècle, qui culmine en 1905 avec la séparation de l’Église et de l’État. Il est utile à la compréhension du modèle laïque d’approfondir l’histoire de la loi de 1905 et des violentes controverses qu’elle a suscitées. Nous proposons ici d’explorer la réception de la loi par les catholiques à travers l’engagement du célèbre député Albert de Mun (1841-1914), auquel nous avons récemment consacré un ouvrage.
La mise à l’épreuve d’une figure majeure du catholicisme social et du ralliement
Albert de Mun est une personnalité majeure de l’histoire politique, religieuse et sociale de la IIIe République. Il est principalement connu sous deux aspects. Il est d’abord l’une des figures majeures du catholicisme social en France. Ce mouvement est né dans la seconde moitié du XIXe siècle dans les milieux catholiques intransigeants, opposés au libéralisme politique, économique et religieux : il veut apporter une réponse à l’apparition du prolétariat en tentant de régénérer la société selon des principes contre-révolutionnaires.
En second lieu, Albert de Mun est l’un des chefs de file du « ralliement » de certains monarchistes catholiques à la République, à la suite des appels du pape Léon XIII dans les années 1890 : il s’agit pour les catholiques d’abandonner la défense à tout prix de la monarchie et d’accepter les institutions républicaines en suscitant des alliances politiques avec les républicains modérés. Le ralliement a lieu dans un contexte de pacification des relations entre la République et l’Église, après une décennie 1880 tendue par les mesures de laïcisation de l’enseignement menées sous l’égide de Jules Ferry.
Cependant, la réconciliation échoue à cause de l’affaire Dreyfus : l’engagement antidreyfusard de certains catholiques entraîne une reprise de la politique anticléricale. Celle-ci conduit à la loi de 1901, qui proclame la liberté d’association mais soumet les congrégations religieuses à un régime restrictif appliqué avec brutalité, puis à la loi de 1905.
Les débats qui entourent la loi de 1905 constituent donc, pour Albert de Mun, une mise à l’épreuve des principes du ralliement : comment, dans un contexte d’anticléricalisme plus violent que jamais, de Mun a-t-il appliqué l’esprit du ralliement ? n’a-t-il pas été tenté de l’abandonner ? Nous allons donner ici un aperçu de son engagement et de ses doutes : cette personnalité à la fois représentative du catholicisme intransigeant et originale par son parcours personnel permet d’explorer la complexité de la position des catholiques face à la loi de 1905.
Un opposant absolu à la séparation de l’Église et de l’État
Comment agit Albert de Mun en 1905 ? D’abord, il est député, membre du parti et du groupe parlementaire de l’Action libérale populaire, qui regroupe des catholiques « ralliés ». De Mun assiste à tous les débats mais, âgé et malade, il n’est plus en mesure de prononcer de discours. Il intervient donc surtout comme un meneur d’opinion dans le monde catholique, par voie de presse : il publie plus de 70 articles entre 1904 et 1905, dans Le Gaulois, Le Figaro, La Croix ; il participe ainsi aux débats qui accompagnent les débats de la loi dans la presse française. Enfin, de Mun est un acteur direct des événements au niveau local : président du conseil de fabrique de sa paroisse (l’organisme qui en gère l’administration matérielle avant 1905), Saint-Pierre-de-Chaillot, il est confronté à la crise des inventaires en 1906.
Albert de Mun s’affirme comme un opposant absolu à la séparation de l’Église et de l’État. Il défend le concordat de 1801, signé avec le pape à l’époque du Consulat, qui règle depuis lors les relations entre l’Église et l’État français. De Mun voit dans la loi de Séparation une dénonciation unilatérale du concordat, une « apostasie officielle » (par exemple Le Figaro, 13 mars 1905), une porte ouverte à la « spoliation » (La Croix, 8 décembre 1905) et à la « persécution » (La Croix, 28 mars 1906) de l’Église.
Le caractère authentiquement libéral qu’Aristide Briand, le rapporteur de la loi, réussit à donner à celle-ci malgré le radicalisme de certaines positions à gauche, apparaît à de Mun comme une « illusion » dangereuse (par exemple Le Figaro, 8 janvier 1906).
Tous les catholiques ne partagent pas la position de De Mun. À la Chambre des députés, les « abbés démocrates » – Lemire, Gayraud –, premiers représentants de la « démocratie chrétienne », affirment qu’ils accepteront la loi si elle sauvegarde la liberté du culte. Ces abbés démocrates sont les bêtes noires de De Mun, qui multiplie les articles pour réfuter leurs thèses et s’étrangle en constatant que le pape ne condamne pas leurs positions.
La loi de 1905 : une privatisation du statut juridique de l’Église
En pratique, de Mun agit de manière modérée, marque son attachement aux principes du ralliement et son refus de la politique du pire. Il participe à l’élaboration d’amendements pour améliorer la loi, en particulier l’article 4. Celui-ci cristallise les débats sur la loi de 1905. La loi ne prévoit pas une sorte de réduction de l’expression religieuse dans la sphère privée, à laquelle on associe couramment le modèle laïque : ce que privatise la loi de 1905, c’est le statut juridique de l’Église. En effet, depuis le concordat de 1801, l’Église est organisée en « établissements publics du culte », de droit public, entretenus par un « budget du culte » qui salarie aussi les ecclésiastiques. L’article 4 de la loi de 1905 prévoit que l’ensemble des biens de ces établissements soient transmis à des « associations cultuelles », de droit privé, fondées sur la loi de 1901.
C’est cette transformation de l’organisation juridique de l’Église en un réseau d’associations qui constitue le cœur des controverses sur la loi de 1905. En effet, dans la rédaction originelle du projet de loi, rien n’assure la soumission des associations cultuelles paroissiales aux diocèses : rien n’empêche qu’une association cultuelle, après avoir reçu les biens de la paroisse, ne fasse scission. La peur d’une désorganisation dramatique de l’Église agite les milieux catholiques. Quelques députés catholiques s’entendent donc avec Briand pour élaborer la rédaction définitive de l’article 4, qui précise que les associations cultuelles doivent respecter « les règles d’organisation générale du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice » : c’est en fait une reconnaissance implicite du droit canonique et de l’organisation de l’Église.
Que faire face à la loi ? Résistances et tentatives d’accommodement
Après le vote de la loi, de Mun s’exprime en faveur d’un refus complet, de la part de l’Église, de participer à son application. Comme beaucoup, il est très marqué par l’étendue de la résistance que les paroisses, à Paris mais surtout en province, opposent aux inventaires réalisés par l’administration, début 1906, pour préparer le transfert des biens vers les associations cultuelles. La crise des inventaires convainc de Mun que le peuple est opposé à la loi : les espoirs de la droite catholique se tournent alors vers les élections législatives prévues pour mai 1906, à l’issue desquelles elle espère pouvoir amender voire abolir la loi.
Le pape Pie X, frappé lui aussi par l’ampleur de la résistance, sort en février 1906 du silence qu’il observe depuis le début des débats pour condamner solennellement la séparation par l’encyclique Vehementer nos. Ce que refuse Pie X, c’est la transformation de l’Église en associations.
Pour autant, ce texte n’indique pas ce que doit faire en pratique l’Église de France : elle risque, si aucun compromis n’est trouvé, de perdre la majeure partie de ses biens et des églises. La publication de Vehementer nos ouvre donc un débat passionné sur l’application de la loi, qui doit entrer en vigueur en décembre 1906. La plupart des évêques sont favorables à l’élaboration d’associations dites « canoniques et légales », conformes à la fois au droit canonique et à la loi. Ils sont soutenus par les milieux intellectuels, notamment les académiciens catholiques, surnommés « cardinaux verts ». Albert de Mun dénonce radicalement leur position : il accuse ses adversaires « d’affaiblir » la condamnation de Pie X et d’être déconnectés des aspirations du peuple.
La défaite électorale de mai 1906 est une douche froide pour la droite. Voyant approcher l’échéance fatidique de l’application de la loi, de Mun finit par se rallier à la solution « canonico-légale ». Cependant, celle-ci est condamnée par Pie X, au grand soulagement de De Mun, dans une seconde encyclique en août 1906. L’Église de France refuse donc de collaborer à l’application de la loi : faute de créer des associations cultuelles, elle perd la majorité de ses biens.
La situation est réglée après la mort de De Mun, en 1924 : le pape Pie XI accepte la création d’une seule association par diocèse, sous l’autorité de l’évêque. Quoi qu’il en soit des mesures qui viennent compléter la loi dès 1907, l’exploration de l’engagement d’Albert de Mun, lui-même évolutif, montre la complexité de la réception de la loi par les catholiques en 1905-1906, et permet d’identifier les points cruciaux du débat.
Edouard Coquet, Doctorant en histoire contemporaine, Sorbonne Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.