Delphine Syvilay

Maîtresse de conférences en archéométrie

On passait tellement de temps dans la cathédrale qu’elle a fini par avoir un aspect presque vivant pour nous.

Aujourd’hui maîtresse de conférences à Sorbonne Université Abu Dhabi, Delphine Syvilay a vécu l'aventure Notre-Dame de Paris de l'intérieur. Entre vestiges médiévaux et technologies de pointe, elle nous plonge dans les coulisses d'un chantier hors norme, où l'urgence patrimoniale se mêle à l'aventure personnelle. Portrait d'une scientifique passionnée qui fait parler les pierres et les métaux.

De l'histoire de l'art aux lasers

Adolescente, Delphine Syvilay rêvait d'arpenter les couloirs des musées et déchiffrer les énigmes du passé. L’histoire de l'art et l'archéologie la font vibrer et durant ses voyages à travers le monde, elle espère tisser un jour « un lien particulier avec un monument ». Un pressentiment qui se révélera prophétique.
Durant sa licence de physique à l'université Pierre et Marie Curie, Delphine Syvilay découvre une nouvelle discipline : l’unité d’enseignement « Interdisciplinarité et matériaux du patrimoine » qui a pour ambition de dépasser le clivage entre sciences humaines et sciences dures. Une révélation. La suite ? Un master en matériaux du patrimoine à Paris 7, une introduction aux sciences de la conservation, puis un stage au laboratoire de recherche des monuments historiques (LRMH) où elle se spécialise en archéométrie. « Une discipline qui consiste à utiliser les sciences comme la physique, la chimie, la géologie, pour l'analyse et l'étude des matériaux du patrimoine », explique-t-elle.

Fraîchement diplômée, elle est embauchée comme ingénieure au LRMH. Sa mission ? Ausculter la cathédrale de Beauvais, joyau de l’architecture gothique. Un an à scruter les secrets de sa couverture en plomb, avant d’entamer une thèse en partenariat avec l'université de Cergy-Pontoise. Son sujet ? développer des outils spectroscopiques à base de laser pour décrypter les matériaux du patrimoine. Des métaux aux peintures murales, Delphine Syvilay traque la lumière qui révèle l'invisible.

Son doctorat en poche, elle met le cap sur Bordeaux pour un post-doc. Deux ans plus tard, alors qu’elle rejoint le LRMH pour un contrat de trois mois, survient l'impensable : Notre-Dame de Paris s'embrase, et avec elle, des siècles d’histoire. Son expertise sur le plomb de la cathédrale de Beauvais est précieuse et son contrat de trois mois se transforme en trois années dans l’un des plus grands chantiers patrimoniaux du siècle.

Notre-Dame : l'urgence patrimoniale

Delphine Syvilay se souvient encore de ce vendredi 15 avril 2019, à 18h, alors qu’elle s'apprêtait à quitter le laboratoire. Structure du ministère de la Culture, le LRMH où elle travaille a pour mission d'intervenir rapidement lors d’un incident sur un monument pour mesurer les dégâts afin d’apporter un conseil scientifique pour la restauration. Aussi, une semaine après le drame, la scientifique se retrouve dans la cathédrale meurtrie. « Nous avons été parmi les premiers à accéder à la cathédrale », explique-t-elle. Le choc est immense lorsqu'elle pénètre dans l’édifice. « Malgré tout, je n'avais jamais vu Notre-Dame aussi belle. Il y avait cette ouverture béante dans la croisée, avec la lumière qui pénétrait de plus en plus à mesure que les maîtres verriers déposaient les baies », se remémore-t-elle avec émotion.

Le tableau qu'elle dépeint est saisissant : une cathédrale baignée d'une lumière jamais vue où s’active une poignée de spécialistes dans l'immensité silencieuse du monument. Archéologues, architectes, chercheurs, cordistes... Chacun apporte son expertise dans cette course contre la montre.

Des découvertes inattendues

Au fil des semaines, les découvertes s'accumulent. Équipée d'un masque à ventilation assistée pour se protéger du plomb, elle trie les vestiges qu’un robot collecte dans les zones non sécurisées. Un travail physique. « On ne se rendait pas compte de l'immense tâche. Je pense, si on nous l'avait dit en avance, on ne l'aurait jamais fait », confie-t-elle. Avec ses collègues de l’Institut national de recherches archéologiques préventives, du Service régional de l'archéologie, du Centre de recherche et de restauration des musées de France et du CNRS, ils vont trier ces vestiges pendant plus de 2 ans et dresser un inventaire minutieux : fragments de toiture en plomb, décors de la flèche, armatures en fer, clous, agrafes... Chaque élément est soigneusement répertorié et analysé. « C’était comme reconstituer un immense puzzle », précise-t-elle.

L'incendie de Notre-Dame pose également de nouvelles questions aux chercheurs et à l’Etablissement Public et à la maîtrise d’œuvre. Comment choisir le meilleur alliage de plomb pour la nouvelle couverture ? Comment éviter le brunissement observé sur d'autres cathédrales ? Pour tenter d’y répondre, des bancs expérimentaux sont mis en place afin d’étudier l’angle de la toiture, la technique de laminage du plomb, etc. Un travail essentiel pour restaurer la cathédrale en respectant les techniques d'origine. « Il était également crucial que la maîtrise d'œuvre puisse estimer la quantité de plomb relâchée par la cathédrale, afin de mettre en œuvre les solutions techniques adéquates pour préserver l’environnement », souligne la chercheuse.  

Une enquête archéologique de haut vol

La coordination avec les autres corps de métier est essentielle dans le chantier. « Nous étions tous très intéressés par le travail des autres, et il y avait une entraide remarquable entre tous les professionnels », souligne-t-elle. Un jour, un cordiste lui signale des inscriptions sur les pierres de la cathédrale. Ce qui n'était au départ qu'une curiosité se transforme en véritable projet scientifique. Pendant des mois, son collègue et elle examinent chaque pierre. « J’ai même suivi une formations de cordiste pour faire des relevés sur les murs extérieurs et les tours hautes de 70 mètres », raconte la scientifique.

Plus de 1300 signes lapidaires et 200 graffitis sont recensés. « Le plus vieux graffiti que nous avons trouvé date de 1612, et le plus récent, du jour de l'incendie », précise la chercheuse. Avec la restauration et l’érosion de la façade, certains de ces signes vont disparaître. Il était donc essentiel de les documenter. »

 

Delphine Syvilay

Une expérience sensorielle unique

Le chantier de Notre-Dame n'a pas été qu'un défi scientifique. Il fut aussi une expérience unique pour la jeune chercheuse. « Pendant le confinement, nous faisions partie des rares personnes à être autorisées à venir travailler sur site. Nous devions parfois nous y rendre à 6h du matin ou tard le soir, en fonction des disponibilités des accès ou des cordistes. Grâce aux échafaudages, nous avions accès à des zones inaccessibles en temps normal. Nous avions nos endroits préférés, comme entre les deux tours où nous prenions des pauses. On passait tellement de temps dans la cathédrale, à chaque saison, à chaque heure de la journée, qu’elle a fini par avoir un aspect presque vivant pour nous. On connaissait ses moindres recoins, le bruit du vent dans les échafaudages, les oiseaux qui avaient fait leur nid… », se souvient-elle avec émotion.

Des cathédrales françaises aux sables d’Abu Dhabi

Le souvenir de Notre-Dame en tête, Delphine change radicalement de décor, à la fin de son contrat, en septembre 2022. Direction Sorbonne Abu Dhabi où elle obtient un poste de maîtresse de conférences. Là-bas, son équipe et elle souhaite développer un laboratoire d'archéométrie car si les gratte-ciels d'Abu Dhabi n'ont rien à voir avec les flèches gothiques, le sol du pays regorge de trésors archéologiques. « J'essaie de rencontrer des archéologues de missions françaises de la péninsule arabique dans l’optique de  faire du laboratoire un pôle d'analyse pour les missions archéologiques internationales et locales », explique-t-elle. Le défi est de taille. « On part de zéro », admet-elle, enthousiaste.

Pour la chercheuse, l'archéométrie du XXIe siècle doit s’appuyer sur les innovations technologiques. « Nous avons utilisé des drones et acheté de nouveaux équipements pour réaliser des analyses. Le traitement des données devient également essentiel, affirme-t-elle. L’œil humain ne suffit plus. Les mathématiques et la statistique sont nécessaires pour appréhender la masse d'informations générées sur le terrain ou en laboratoire ».

La science pour tous

Un pied à Paris, l'autre à Abu Dhabi, Delphine Syvilay jongle entre deux mondes. « J'aime beaucoup cette complémentarité. En France, je continue à travailler sur Notre-Dame, à participer aux conférences, et à échanger avec mes collègues sur l'avancée des recherches. Et ici, à Abu Dhabi, je développe des projets autour des sites archéologiques locaux, tout en apportant certaines méthodes et technologies utilisées dans mes précédents chantiers. »

Entre passé et présent, Orient et Occident, la chercheuse participe également aux réflexions sur la création d’un musée qui permettra de valoriser les données scientifiques recueillies autour de Notre-Dame. « Ce musée pourrait devenir une référence en matière d’innovation dans la manière dont on présente et transmet le patrimoine aux visiteurs. L’idée est que chacun puisse se réapproprier le monument, le comprenne mieux et s’y attache non seulement à travers les connaissances historiques, mais aussi via une approche plus immersive et émotionnelle, explique-t-elle. Il s’agirait par exemple de reconstituer certaines parties de la cathédrale grâce à la réalité virtuelle, proposer des visites interactives ou encore partager les résultats scientifiques de manière innovante. »

Un défi qui rappelle l’exposition qu’elle a organisée en 2024 à Abu Dhabi pour illustrer l'ampleur du chantier scientifique de Notre-Dame. « Je pense que nous avons une responsabilité en tant que chercheurs de ne pas garder nos découvertes pour nous, mais de les partager, et pas seulement avec des spécialistes. Les outils numériques, les expériences immersives, tout cela nous permet de toucher un public plus large et de donner vie aux monuments d’une manière nouvelle », conclut-elle.