Le théâtre de l’oblitération
Essai sur la voix photogénique dans le théâtre britannique contemporain
Le théâtre britannique travaille un bien étrange paradoxe : après les excès de ce que la critique de la toute fin du XXe siècle a appelé le New Brutalism et les Nasty Nineties, dont la frontalité agressive jetait en pleine lumière la barbarie et l’obscénité d’une époque, la scène contemporaine semble esquisser un mouvement vers l’obscur et, d’une certaine manière, s’abstraire du visible. Or, que voit-on au théâtre lorsque l’on ne nous y montre rien ? rien que des espaces enténébrés ? rien que des acteurs, texte en main, qui disent mais ne jouent pas leur texte ?
Après une lutte acharnée pour mettre au jour ce et ceux qui en étaient exclus – les laissés-pour-compte, les charniers cachés et massacres tus, les épisodes génocidaires, mais aussi les traumatismes personnels et domestiques relégués au silence –, les nouvelles dramaturgies affichent une méfiance à l’égard d’un voir qui aurait partie liée avec la surveillance d’une part, le capitalisme et la marchandisation de l’autre. Le regard, dysphorique, demande à être réexaminé, redéfini, réévalué. À l’heure de l’hypervisible, il s’agit pour ce nouveau théâtre d’explorer, dans le sillage de la pensée des phénoménologues, un « visuel » qui s’inscrirait en faux contre le visible. L’oblitération, qui, dans un même mouvement, rend palpable ce qu’elle absente, définit ces esthétiques et place la violence du vide – et vide, en latin, signifie « voyez » ! – au cœur de ces dramaturgies.
Élisabeth Angel-Perez est professeure de littérature anglaise à la Faculté des Lettres de Sorbonne Université où elle a coordonné l’Initiative Théâtre, un programme de recherche et de formation qui regroupe les spécialistes de théâtre de l’université. Elle a publié ou co-publié de nombreux ouvrages et articles sur le théâtre contemporain, ainsi qu’une histoire de la littérature britannique. Elle a également traduit de nombreuses pièces et textes pour le théâtre.