Débat : Peut-on « séparer la femme de l’artiste » ?
Aurore Turbiau, Sorbonne Université
On entend beaucoup dire en ce moment, en sinistre contexte, qu’il faut « séparer l’homme de l’artiste » : par là, on entend en principe défendre l’idée que les œuvres d’art ou les productions culturelles doivent être appréciées indépendamment du jugement que l’on porte sur leurs auteurs, afin de garantir à notre évaluation esthétique son impartialité et son objectivité. On demande alors de juger l’œuvre, surtout pas l’homme qui l’a produite, et celui-là est censé disparaître derrière sa réalisation – quand bien même il aurait été le premier à s’y être comparé et même si c’est bien à lui qu’on donne des récompenses ensuite.
En littérature, le débat court depuis longtemps : sur ce site-même on en reparlait récemment à travers l’analyse des idées de Saint-Beuve. C’est un grand classique de la critique littéraire que de se demander si on doit ou non s’intéresser aux biographies des écrivain·es pour juger leurs textes – Sainte-Beuve jugeait que oui et le mettait largement en pratique, Proust en réponse prônait la distinction entre le « moi social » et le « moi profond » de la personne qui écrit. Cette opposition, en réalité ne recouvre pas exactement celle qui propose de « séparer l’homme de l’artiste » mais a souvent été comprise ainsi. Vieilles idées, vieux débats sans fin : la réalité est toujours trop complexe pour être réduite à des schémas binaires.
Il y a pourtant une phrase qu’on prononce moins souvent : on parle peu de « séparer la femme de l’artiste ». Pourquoi ? D’abord parce que, évidemment, dans « séparer l’homme de l’artiste » on est censé devoir comprendre qu’on parle de l’être humain en général – femmes comprises. Peut-être aussi parce que de fait, d’un point de vue statistique, les grands scandales liés à des agressions sexuelles dans les milieux artistiques ont jusqu’à présent moins accusé de femmes que d’hommes.
Cet article voudrait avancer un autre élément de réponse. Si l’on ne cherche pas particulièrement à « séparer la femme de l’artiste », c’est peut-être parce que c’est impossible : en tant que « femme » une écrivaine écrit dans des conditions matérielles précises, qui déterminent en partie l’œuvre qu’elle produit ; en tant que « femme » en plus, il y a des chances qu’elle soit lue et reçue de manière particulière, d’une façon différente des œuvres produites par des hommes. Dans ce sens, les femmes qui créent sont toujours autant « artistes » que « femmes », et de manière inséparable (comme leurs collègues masculins sont aussi à peu près inséparablement « artistes » et « hommes »).
Les conditions matérielles de l’écriture : « femme » avant « artiste »
Virginia Woolf a été l’une des premières écrivaines occidentales à le dire et à être vraiment entendue (quoique tardivement) : créer, quand on est une femme, en raison précisément des conditions de vie et tâches sociales liées au sort des femmes dans la société, ça ne peut pas avoir le même sens que créer, quand on est un homme. Dans Un lieu à soi (A room of one’s own, 1929), elle interroge : comment écrire quand on n’a pas de pièce à soi pour s’isoler travailler ? Comment écrire quand on n’a qu’un bout de table pour le faire et qu’on est sans cesse interrompue dans son geste – par les sollicitations d’un époux, les jeux d’un enfant, des préoccupations domestiques ? Quand, en outre, l’activité elle-même est mal considérée par l’entourage – car elle détourne la femme des activités dont on juge qu’elles devraient être ses principales occupations ?
« Dans la classe moyenne au début du XIXe on ne disposait que d’une seule pièce où s’asseoir pour toute la famille[.] Si une femme écrivait, elle devait le faire dans ce salon commun. Et, comme Miss Nightingale devait s’en plaindre de façon si véhémente – “ les femmes n’ont jamais une demi-heure… qu’elles puissent déclarer à soi ” –, elle était toujours interrompue. […] Jane Austen écrivit comme ça jusqu’à la fin de sa vie. “ Il est surprenant qu’elle ait été capable de mener tout cela à bien, écrivit son neveu dans sa biographie, car elle n’avait pas d’étude séparée où se retirer, et la plus grande part de son travail a dû être faite dans le salon commun, sujet à toutes sortes d’interruptions fortuites. Elle prenait garde à ce que son occupation ne soit pas soupçonnée par les domestiques ou les visiteurs ou toute autre personne hors du cercle familial. ” Jane Austen cachait ses manuscrits ou les couvrait avec un morceau de buvard. […] Pourtant Jane Austen était contente que grince un gond de porte, qui lui permettait de cacher son manuscrit avant qu’on entre. »
Virginia Woolf, « Un lieu à soi », traduction de Marie Darrieussecq, Denoël, Paris, 2015 (1929), p. 107-109.
Les mêmes constats sont valables en littérature française : Christine Planté l’a magistralement montré dans La Petite sœur de Balzac. Dans le geste matériel, concret, de la création, il n’y a longtemps pas eu de séparation possible entre « la femme » et « l’artiste » : même les plus grandes ont été bousculées et ont dû batailler pour écrire malgré la toute petite place qu’on a bien voulu laisser à cette activité dans leurs vies. Toujours femmes, à peine ou très difficilement artistes.
La réception critique : « femme » avant « artiste »
Virginia Woolf formulait certes tout cela au début du siècle dernier : les choses n’ont-elles pas évolué depuis ? Peut-être, mais bien lentement. Quand Simone de Beauvoir publie Le Deuxième sexe en 1949 et parle des femmes qui écrivent, le constat reste le même :
« Aujourd’hui, les femmes ont déjà moins de peine à s’affirmer ; mais elles n’ont pas encore tout à fait surmonté la spécification millénaire qui les cantonne dans leur féminité. »
Simone de Beauvoir, « Le Deuxième sexe », tome 2, Gallimard, Paris, 1976 (1949), p. 634
Dans les années 1970-1980, on n’y est toujours pas non plus : c’est le constat que fait par exemple Benoîte Groult. Les femmes qui écrivent sont considérées comme des « créatures » semi-monstrueuses, à moitié « folles » et « criminelles », pour les mêmes raisons que soulevait déjà Virginia Woolf – parce qu’en écrivant elles se détournent de leur rôle matériel domestique :
« Le génie artistique est un luxe, même s’il s’accompagne de misère matérielle, le luxe de la disponibilité de l’esprit et du cœur. Abandonner pour toujours sa famille comme Gauguin, vivre en pestiféré comme Van Gogh, en hors-la-loi comme tant d’autres, n’est pas encore à la portée des femmes : on les considérerait non comme des artistes mais comme des folles ou des criminelles. »
Benoîte Groult, « Ainsi soit-elle », Grasset, Paris, 1975, p. 204
C’est d’ailleurs ce constat qui conduit Benoîte Groult à décider d’écrire finalement, non plus simplement en tant que femme artiste, mais en tant que féministe.
« Je sais tout cela. Quelle femme peut l’ignorer ? C’est donc bien consciente de mon démérite et sachant que je ne bénéficierai plus du sourire paternel réservé aux ouvrages de dames que j’entreprends d’écrire un ouvrage féministe. Je sais que j’aurais mieux fait d’écrire un roman féminin. On aurait continué à me dire galamment dans les salons - Ravi de vous connaître. Ma femme a adoré vos livres, le Piano à quatre mains surtout… Et j’aurais continué à esquisser un humble sourire de remerciement, résignée au fait que les auteurs à seins ne soient lus que par des lecteurs à seins. Et si dans un sursaut d’amour-propre, tout en maintenant mon sourire aimable car une femme doit rester charmante, j’avais ajouté : “ Parce que vous, bien sûr, les livres de femmes ne vous intéressent pas ? ” les maris en question auraient souri avec courtoisie en s’excusant de n’avoir de temps que pour les choses sérieuses. Ils lisent bien sûr, ces hommes-là, mais des livres d’hommes, des livres normaux, quoi ! Évidemment, mes livres à moi parlent d’amour. C’est un sujet si féminin… quand il est traité par une femme. Mais quand c’est Flaubert qui décrit l’amour, cela devient un sujet humain. Il n’existe pas de sujet masculin pour la raison irréfutable que la littérature masculine c’est LA littérature ! »
Benoîte Groult, « Ainsi soit-elle », op. cit., p. 30-31.
Ce que Benoîte Groult dit en somme, c’est que quand l’artiste est une femme, non seulement elle a eu un accès plus difficile à la création, mais qu’en plus l’on voit toujours la femme en elle avant l’artiste. Cela conditionne absolument la manière dont on juge à la fois la personne et l’œuvre, inséparablement. En 1975, si sur la couverture du livre on voit un nom féminin, cela suffit pour que l’on forme un jugement (négatif) ; si on concède à lire l’œuvre malgré tout, on la lira comme un « ouvrage de dame », pas comme un livre d’auteur. Quand l’artiste est une femme, on ne cherche pas à distinguer l’art et la personne : on prend les deux en bloc dans le même mépris.
Et aujourd’hui ? Apparemment, les choses n’ont pas tellement changé : la condition sociale des « femmes » continue probablement de les empêcher de créer et d’être jugées comme de vraies « artistes » – sans quoi comment expliquer leur étrange absence des prix littéraires ou des manuels scolaires ? Le « plafond de verre » persiste en littérature, les prescripteurs restent des hommes et les femmes restent moins lues, quoiqu’elles soient nombreuses à créer. Femmes avant tout : artistes minorées.
De celles et ceux qui moralisent la littérature
Les personnes qui souhaitent « séparer l’homme de l’artiste » posent elles aussi une question morale. Quand on prétend devoir « séparer l’homme de l’artiste », la tâche que l’on se donne prend une envergure éthique, au-delà de l’esthétique : il y a là l’idée qu’il faut préserver une certaine pureté de l’art, qu’il est intouchable à sa manière – et qu’on doit surtout se garder de le toucher.
C’est une lame de fond qui a traversé et modelé toute l’histoire littéraire, de manière particulièrement forte depuis le XIXe siècle et ce qu’on appelle depuis Bourdieu l’autonomisation du champ littéraire. Elle a participé à déterminer toute une série de grands partages dans l’histoire de l’art et de la littérature :
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l’idée qu’on doit séparer l’homme de l’artiste,
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l’idée que la création est l’œuvre d’un individu (d’un homme, généralement), comme jaillie de nulle part, diamant pur,
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l’idée que toutes les formes d’art ne se valent pas – certaines étant plus « pures » et de plus grande valeur que d’autres –,
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l’idée qu’il doit être possible de faire un « art pour l’art » qui soit à lui même son propre but et qui puisse se lire et s’apprécier comme langage parfaitement beau et détaché du réel,
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l’idée au contraire que les écritures « engagées », aux prises avec le réel de la société qu’elle décrivent, interrogent ou dénoncent, sont en quelque sorte de l’art de moindre qualité – impur.
Les écrivaines le soulignent aussi depuis longtemps, toutes ces distinctions et hiérarchisations sont factices : « les chefs-d’œuvre ne naissent pas isolés et solitaires ; ils sont le fruit de nombreuses années à penser en commun, à penser par le corps des gens, de sorte que l’expérience de la masse est derrière la voix solitaire. » (Virginia Woolf, « Un lieu à soi », op. cit., p. 105)
« Vous réagissez comme s’il était impossible d’être à la fois artiste et féministe, comme si tout art n’était pas engagé, comme si le prétendu non-engagement de certaines options artistiques […] n’avaient pas constitué des formes d’engagement. »
Suzanne Lamy, « Quand je lis je m’invente », Hexagone, Montréal, 1984, p. 46.
Les féministes, qu’elles soient militantes, autrices, critiques d’art, actrices, chercheuses en littérature, refusent de considérer que le domaine de l’art et le domaine des affaires sociales soient des domaines absolument séparés – cela ne signifie pas qu’elles ne sachent pas porter des jugements purement esthétiques, ni qu’elles n’estiment pas elles aussi qu’il est parfois intéressant de s’y consacrer exclusivement, cela signifie qu’elles refusent que ceux-là soient les seuls à avoir droit de cité. Le contexte d’apparition d’une œuvre d’art, l’interprétation qu’en fait le public à sa sortie, les controverses qu’elle déclenche éventuellement, participent aussi à donner son sens à l’œuvre.
Cette position a elle aussi derrière elle une longue histoire et toute une culture méthodologique à l’appui. Pour le dire vite, c’est notamment toute une réflexion théorique sur le « point de vue situé » (Haraway, Hartsock, Harding, Hill Collins…) qui sous-tend les luttes féministes (entre autres, car en réalité cette réflexion est fondamentale pour toutes les luttes de minorités) ; réflexion élaborée collectivement depuis bien longtemps, établie scientifiquement depuis les années 1980 environ, selon laquelle tout ce qu’un individu produit de connaissance ou d’art est en partie déterminé par la position qu’il occupe dans la société. Quand on adopte les méthodes d’analyse proposées par les épistémologies féministes, on s’aperçoit s’il fallait encore le prouver qu’il est à peu près inepte de vouloir vraiment comprendre un objet de culture – un savoir, une œuvre – sans réfléchir à qui l’a produit et dans quelles conditions.
Les Césars 2020 ont été l’occasion de multiples prises de parole féministes. Adèle Haenel a expliqué que vouloir à tout prix « séparer l’homme de l’artiste » revenait en fin de compte à « sépare [r] les artistes du monde », et que celles et ceux qui reprochaient aux féministes de moraliser l’art étaient les véritables « réactionnaires » ; Virginie Despentes a rappelé que c’était le même corps qui agressait, artiste ou homme – même agression, et même impunité derrière ; Aïssa Maïga a dénoncé la sur-représentation du public blanc lors de la cérémonie et a expliqué en réaction à l’ensemble des événements de la soirée que « l’art n’est pas plus important que tout. L’humain d’abord ».
C’est le même arrière-plan théorique et épistémologique qui soutient leurs différentes prises de parole : l’idée que toute création est forcément située, qu’elle s’inscrit dans un contexte dont elle n’est pas séparable parce que c’est bien là qu’elle prend forme et sens, et que la manière dont on la réceptionne (dont on la récompense ou non, par exemple) crée aussi du sens – du sens artistique et du sens politique.
Le slogan « il faut séparer l’homme de l’artiste » cache en fait un double standard et un mécanisme de domination sociale : aux femmes on ne cède que difficilement la place d’artiste – on n’utilise pas cette phrase pour elles parce qu’elles sont matériellement dominées, même dans leur carrière d’artiste, tout au long de leur vie –, les artistes masculins quant à eux sont autorisés à oublier leur identité, rôle social et responsabilités d’« hommes », puisqu’ils sont « artistes ».
Aurore Turbiau, Doctorante en littérature comparée, Sorbonne Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.