Streaming en direct : pourquoi tout le monde (même les politiques) se rue sur Twitch
Qu’est-ce que Twitch, cette plate-forme qui attire des publics de plus en plus éclectiques ?
Dédiée au live-streaming, la plate-forme Twitch – propriété de la multinationale américaine Amazon depuis 2014 – permet à ses usagers de produire et diffuser des vidéos en direct. Cette dernière a reçu un coup de projecteur début 2021 avec l’émission matinale « La Matinée est Tienne » de Samuel Étienne. La revue de presse du journaliste de France Télévision, portée par son succès retentissant, a fait connaître Twitch au-delà de son public habituel d’amateurs de jeux vidéo.
Les interventions répétées de personnalités politiques sur la plate-forme alimentent également les interrogations sur Twitch et son contenu. On peut citer pêle-mêle l’entretien de François Hollande, puis de Jean Castex, tous deux invités par Samuel Étienne, la chaîne Twitch créée par Gabriel Attal avec son émission #SansFiltre, les interventions organisées par un groupe de députés écologistes au sujet de la Loi climat, ou plus récemment la rencontre entre les deux députés Denis Masséglia (LREM) et Ugo Bernalicis (LFI).
Alors qu’est-ce que Twitch, cette plate-forme qui attire des publics de plus en plus éclectiques ?
De Justin.tv à Twitch : une plate-forme initialement dédiée au jeu vidéo
Si on ne peut plus réduire les usagers de Twitch aux seuls joueurs de jeux vidéo, il faut reconnaître que ceux-ci ont fortement marqué les premiers temps du live-streaming. Le nom même de la plate-forme vient du champ lexical de la création vidéoludique. Les développeurs nomment « twitch gameplay » une mécanique de jeu qui impose des réactions quasiment instantanées à ce qui se passe à l’écran. Ce qualificatif est tout particulièrement associé aux jeux vidéo de tir comme Counter Strike ou multijoueurs comme League of Legends.
Un rapide coup d’œil sur l’histoire de la plate-forme indique que le nom n’a probablement pas été choisi au hasard. Twitch était initialement la section dédiée aux jeux vidéo d’une plate-forme de diffusion appelée Justin.tv, désormais disparue. La plate-forme prend son essor à partir de 2011 jusqu’à s’imposer sur le marché du live-streaming, surtout en Europe et en Amérique.
En France, les premiers streamers ont utilisé d’autres plates-formes que Twitch, comme Dailymotion qui les rémunérait – plutôt généreusement pour l’époque – en fonction du temps de diffusion de publicité. Ce modèle économique lié aux annonceurs publicitaires est d’ailleurs toujours en vigueur sur d’autres plates-formes médiatiques comme Twitch ou YouTube, en complément d’autres modes de rémunération possibles pour les créateurs de contenus.
Twitch est actuellement devenu le site de live-streaming le plus utilisé. L’étude des pratiques des streamers – dont certains sont usagers de la plate-forme depuis près de dix ans – est donc particulièrement intéressante. Les performances médiatiques que l’on observe actuellement sur Twitch ne ressemblent plus vraiment à celles d’il y a une dizaine d’années. Beaucoup de choses ont changé depuis les premiers temps du live-streaming, où les transmissions en direct pouvaient fréquemment pâtir des capacités réduites des connexions Internet. Avec le déploiement de l’ADSL, puis de la fibre, les possibilités du streaming se sont accrues, nécessitant un savoir-faire technique toujours plus complexe.
Le streamer : un spécialiste de la technique et du spectacle
Les compétences fondamentales des streamers relèvent de la maîtrise de supports informatiques, mais aussi de logiciels indispensables. Le « set up », ou matériel, comporte généralement un ordinateur avec deux écrans, une caméra et un microphone. De plus, la gestion des fonctionnalités de logiciels additionnels et des paramètres de la plate-forme Twitch est déterminante. Streamer, c’est produire et diffuser instantanément une captation audiovisuelle, sous les yeux d’un public qui est là – et qui réagit – en même temps que l’on transmet sa vidéo.
Première étape nécessaire sur Twitch : se créer un compte. Celui-ci permet non seulement de regarder et participer aux streams en direct, mais aussi de lancer son propre live. La plate-forme agit donc comme un intermédiaire ou plutôt un agent de médiation qui capte, enregistre et hiérarchise les données de ses usagers en temps réel. Ce fonctionnement est à la base du modèle économique de la plate-forme, déjà mis en évidence par les chercheurs Vincent Bullich et Benoît Lafon à propos de la plate-forme française Dailymotion.
La deuxième étape complexifie déjà les choses : utiliser seulement Twitch ne suffit pas pour lancer un stream en direct. Il faut recourir à un logiciel de diffusion, comme Twitch Studio ou XSplit ou encore OBS. Ces logiciels permettent la diffusion simultanée de différents flux audiovisuels qui proviennent de la captation de l’écran du jeu vidéo, de la webcam, ainsi que d’un ensemble d’autres incrustations possibles à l’écran comme une bannière, le logo d’un sponsor, le chat diffusé en direct…
Il existe des tutoriels conçus par les streamers eux-mêmes à destination des néophytes qui souhaitent s’initier aux arcanes de l’élaboration d’un stream. Ils y expliquent notamment comment créer ses « overlays » ou ses « scènes » qui désignent la configuration des éléments visuels présents à l’écran lors de la diffusion en direct. Cette deuxième étape – bien plus laborieuse que la première – produit un feuilletage d’éléments visuels qu’il est possible d’organiser en amont, mais aussi de modifier à loisir lors du stream en direct.
Enfin, il est possible de mentionner brièvement une troisième étape qui consiste à produire des vidéos à partir de l’enregistrement du stream et à les mettre en ligne sur YouTube. Elles y sont alors accessibles à tout moment pour les spectateurs qui auraient manqué la diffusion en direct, ce qui constitue un espace de médiatisation complémentaire a postiori.
Le streaming en direct : une grammaire audiovisuelle à maîtriser
Il suffit d’ouvrir la page d’accueil de Twitch pour avoir un aperçu du défi de lecture et de compréhension qu’implique le visionnage d’un stream. Par leurs tentatives plus ou moins réussies et leurs expériences, les streamers ont élaboré au fil des années ce qu’on pourrait qualifier de « grammaire », en empruntant ce mot à Dario Fo quand il évoque la grammaire du masque des acteurs de la Commedia dell’arte. Les streamers se sont dotés de tout un bagage de connaissances qui constituent « un trésor accumulé, fixé par la pratique d’une infinité de représentations », pour reprendre les mots du grand dramaturge italien dans Le Gai savoir de l’acteur à propos des praticiens du théâtre d’improvisation. Cette grammaire relève de différentes strates de savoirs qui permettent de mieux comprendre ce qu’est le live-streaming.
Tout d’abord, il s’agit d’une grammaire gestuelle relative à la façon de se montrer lors d’un stream en direct. Il y a des manières d’annoncer un stream, de se présenter, de gérer la webcam, de parler, d’agir et de réagir dans ce contexte particulier où on est tout à la fois un joueur de jeu vidéo et un animateur. Cela nécessite pour le streamer des capacités d’oscillation de l’attention entre l’écran du jeu vidéo et celui du stream, en particulier avec le chat qui constitue souvent un élément important de la performance de live-streaming. Cette grammaire est également discursive : elle apparaît au sein du chat, mais aussi graphiquement quand on s’intéresse à la construction visuelle de l’écran. Elle réside, entre autres, dans des signes et un lexique dont la signification peut être hermétique à un public non initié.
Bien qu’aucun manuel du live-streaming n’ait encore été édité, on peut constater une forme de rationalisation des pratiques, selon des habitudes qui s’effacent ou s’ancrent durablement dans les usages des streamers et des publics. De nombreux tutoriels insistent ainsi sur l’importance d’acquérir un matériel audio performant : si un écran pixelisé est agaçant, un son qui grésille est considéré comme carrément rédhibitoire pour le spectateur.
Twitch : un agent de médiation qui rassemble des communautés ?
Certains prêtent à Twitch une forte dimension communautaire. En effet, la plate-forme est un agent de médiation qui permet aux individus de se constituer en tant que public et collectif. Les usagers partagent un répertoire de références communes, de plaisanteries récurrentes et d’expressions vernaculaires. En parallèle, des évènements rythment la temporalité des contenus diffusés sur Twitch, comme des compétitions d’Esports ou bien des actions à l’initiative des streamers comme le très médiatisé Z Event, projet caritatif organisé par Adrien Nougaret et Alexandre Dachary. Chaque jeu vidéo, chaque streamer, chaque catégorie ou encore chaque évènement a ses habitudes et ses propres usages.
Toutefois, au-delà du discours sur l’aspect communautaire mis en valeur par la plate-forme elle-même, il est intéressant de réfléchir à l’expérience spectatorielle du streaming en direct, qu’il soit ou non lié au jeu vidéo. C’est peut-être là que se situe l’innovation médiatique de Twitch, en comparaison avec d’autres formes de direct présentes à la télévision, à la radio ou sur d’autres plates-formes numériques comme YouTube. Les contenus audiovisuels issus du live-streaming sont élaborés et diffusés sous les yeux d’un public doté de la possibilité de réagir instantanément. Le streamer et ses spectateurs sont là en même temps et dans un même espace.
La spectatorialité du streaming est liée à cette situation de communication particulière : le spectateur regarde le stream, mais peut aussi écrire dans le chat et s’adresser directement au streamer et aux membres du public. Le streamer, de son côté, doit savoir composer avec ce qui arrive, improviser et rebondir immédiatement selon ce qui se passe et ce qu’il peut lire dans le chat. En tenant compte de la complexité des compétences médiatiques et communicationnelles nécessaires sur Twitch, on peut mieux saisir pourquoi certaines tentatives – comme celles de chaînes télévisuelles ou d’acteurs médiatiques historiquement distincts du monde du live-streaming – ne parviennent pas à convaincre les usagers ordinaires de la plate-forme.
En guise d’exemple et pour conclure, nous pouvons mentionner le récent affrontement qui a opposé Denis Masséglia (LREM) et Ugo Bernalicis (LFI) sur League of Legends. La partie a été filmée sur plateau et commentée par des streamers reconnus. S’il faut admettre la bonne connaissance du jeu par les deux députés, cette double confrontation – à la fois vidéoludique et politique – interroge sur les nouveaux usages du live-streaming.
On peut se questionner sur la façon dont Twitch devient un lieu de fixation d’expérimentations médiatiques qui, tout en affleurant le champ de la communication politique, ne se revendiquent pas comme telles. À l’inverse, de remarquables projets, initiés depuis plus longtemps, soulignent les enjeux politiques et sociaux au sens large qui se jouent sur Twitch. On peut penser à l’association Afrogameuses qui œuvre à une meilleure représentation des streameuses et gameuses noires dans le secteur du jeu vidéo.
Pauline Brouard est doctorante en Sciences de l’information et de la communication, au sein de l’école doctorale Concepts et Langages de Sorbonne Université, et rattachée au laboratoire du GRIPIC. Elle est spécialisée dans les cultures digitales et les nouveaux médias numériques. Sa thèse, menée sous la direction de Joëlle Le Marec, s’intéresse à des thématiques relatives à l’anthropologie du numérique, les performances et les fictions médiatiques informatisées.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.