Quand l’IA dévoile l’imagination humaine
Avec sa dernière exposition IMAGINE, le trio de plasticiens numériques Obvious, dont le laboratoire de recherche est affilié à SCAI, repousse les frontières entre art et science. A travers une série d’œuvres créées directement à partir de l'activité cérébrale, ce collectif ouvre la voie à une nouvelle forme d'expression artistique, proposant une exploration sans précédent des liens entre imagination humaine et intelligence artificielle.
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Une révolution à la croisée de l’art, de l’IA et des neurosciences
Après s’être fait connaître en 2018 en vendant une œuvre d’art générée par un logiciel d’intelligence artificielle (IA) chez Christie’s, à New York, le collectif Obvious a marqué cette année une nouvelle étape décisive dans l’histoire de l'art. Fruit d’une collaboration entre neurosciences et IA, leur projet IMAGINE s'appuie à la fois sur l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) pour capturer l’activité cérébrale des artistes lorsqu'ils imaginent des tableaux, et sur des algorithmes pour reconstruire ces images mentales.
Dans une démarche résolument scientifique, le collectif Obvious s’est associé à des chercheurs de l’Institut du Cerveau pour mener ce projet. Cette collaboration a joué un rôle fondamental dans la mise au point des protocoles nécessaires pour capter et interpréter les données cérébrales des artistes. « L’Institut du Cerveau, qui nous a donné accès aux IRM, nous a également permis d’affiner notre projet. Nous avons notamment travaillé avec Alizée Lopez-Persem, chercheuse en neurosciences cognitives dans l’équipe Frontlab, afin de mieux comprendre les mécanismes de la créativité et comment les différentes zones du cerveau sont activées lors de la visualisation et de l'imagination d'images. Sans la contribution de ces scientifiques, il aurait été impossible de pousser aussi loin notre démarche artistique », précise Hugo Caselles-Dupré, membre du collectif et docteur en machine learning.
De l’imagination à l’image : Un processus expérimental rigoureux
Le protocole, qui a permis à Obvious d’arriver à cette symbiose entre l’IA et le cerveau humain, se décline en trois étapes. Dans un premier temps, les artistes ont été placés dans un scanner IRMf et exposés à une série de plus de 1000 portraits et paysages surréalistes. « L'objectif était d'identifier quelles régions du cerveau étaient activées en réponse à la visualisation de ces différents types d'images », explique Hugo Caselles-Dupré. Pendant cette phase, les données d'IRMf sont collectées pour cartographier précisément les zones activées. Chaque type d'image est associé à un modèle spécifique d'activation cérébrale, permettant de créer une « bibliothèque » de réponses neuronales basées sur des stimuli visuels. Ces informations sont utilisées pour entraîner l'algorithme d'intelligence artificielle qui va reconstituer ces images.
Dans un deuxième temps, les images sont montrées à l'artiste pendant une très courte durée (moins d'une seconde). « L'objectif est ici de capturer les modèles d'activation cérébrale qui se produisent lors de la visualisation interne, sans stimulation externe. L’imagination implique des régions similaires à celles activées par la perception visuelle et de nombreux réseaux cognitifs supplémentaires, tels que ceux liés à la mémoire », précise Hugo Caselles-Dupré.
Dans la dernière étape, l'artiste imagine entièrement un tableau (portrait ou paysage) à partir de descriptions poétiques issues d’exercices d’écriture automatique. « Cette phase nécessite une implication cognitive plus avancée car on doit construire une image à partir de ses souvenirs et de son imagination, sans aucun support visuel », ajoute l’artiste. L’IA s’appuie ensuite sur ces données cérébrales pour traduire via le modèle « IRMf-to-Image » ces pensées abstraites en images concrètes. Ces dernières sont enfin imprimées avec des noirs profonds sur un papier texturé afin de donner aux œuvres des couleurs vibrantes.
Au total, chaque membre du collectif a passé entre 8 et 10 heures dans l’IRM. Une expérience très éprouvante pour Hugo Caselles-Dupré : « être complètement immobile pendant que notre cerveau est sondé, donne l'impression de n’être plus que des yeux dans une machine », confie-t-il. Cette dimension d'engagement physique et mental dans le projet n’est pas sans rappeler l’implication nécessaire du corps de l’artiste dans le processus créatif.
Du surréalisme au neuro-surréalisme
Grâce à cette démarche à la fois expérimentale et artistique, Obvious a découvert un territoire jusqu'alors inexploré de l'expression créative. Cette approche novatrice s'inscrit dans la lignée des expériences surréalistes. En s'inspirant des pratiques d’automatisme psychique du XXe siècle, telles que l’écriture automatique et le cadavre exquis, le collectif d'artistes cherche à représenter visuellement des créations inconscientes de l'esprit avec des outils du XXIe siècle. « On s’est rendu compte qu’il y avait un lien direct entre ce que faisaient les Surréalistes il y a cent ans et ce qu’on essaie de faire aujourd'hui avec les technologies modernes, explique Hugo Caselles-Dupré. Comme eux, nous cherchons à libérer l'imagination et déverrouiller l’inconscient. Là où ils utilisaient l’écriture automatique, nous utilisons l’IA pour donner une forme tangible aux visions intérieures. »
Le trio de plasticiens se positionne ainsi comme des « neuro-surréalistes » et voit dans cette collaboration entre l'homme et la machine une manière de transcender les limites de l’art. « L’IA ne dépasse pas la créativité humaine, elle la décuple. Elle ouvre de nouvelles voies pour exprimer ce que nous ne pouvions que rêver auparavant », souligne Hugo Caselles-Dupré.
Vers de nouvelles formes de communication ?
En repoussant les limites du possible, Obvious nous invite ainsi à repenser notre compréhension de l'imagination, de la créativité et de la conscience elle-même, tout en nous confrontant aux défis éthiques et sociétaux que ces nouvelles technologies soulèvent. « L’IA arrive à un stade de maturité où elle permet des avancées cruciales dans des domaines interdisciplinaires, comme les neurosciences. Grâce à ces outils, nous pouvons lire dans les pensées de manière plus précise et reconstruire des images mentales », affirme Hugo Caselles-Dupré. L'artiste évoque notamment la possibilité de développer des interfaces cerveau-machine permettant une communication plus directe et efficace que la parole ou l'écriture. « Si on pouvait simplement faire l'action de lire ou d’écrire via le cerveau de manière automatique, ça changerait toute la communication de notre espèce », explique-t-il.
Cette perspective soulève également des questions éthiques importantes sur l'utilisation potentielle de ces technologies. « Il y a un risque qu’elles puissent être utilisées à mauvais escient, comme pour lire dans les pensées ou à des fins publicitaires. Mais bien régulées, elles pourraient être aussi bénéfiques, par exemple pour communiquer avec des personnes dans le coma », précise l’artiste.
L'art comme catalyseur du progrès scientifique
Plus qu’une simple exposition, IMAGINE est donc une invitation à repenser notre relation avec la technologie, à la fois outil et miroir de nos mondes intérieurs. « Ce projet est une manière de montrer que l’art et la science peuvent non seulement coexister, mais aussi s’enrichir mutuellement, ouvrant la voie à une nouvelle humanité, où la frontière entre imagination et réalité devient de plus en plus floue », souligne Hugo Caselles-Dupré.
Persuadé que l'art peut servir de catalyseur pour l'innovation scientifique et technologique, le collectif Obvious envisage d’ailleurs de poursuivre et d'approfondir leur recherche en réalisant une étude scientifique à plus grande échelle afin de mieux comprendre les mécanismes cérébraux en jeu dans le projet IMAGINE.
Découvrez l'exposition Imagine jusqu'au 5 novembre à la galerie Danysz.
Par Justine Mathieu