Covid-19. Pour comprendre la pandémie, les courbes valent mieux que les avalanches de chiffres
André Klarsfeld, ESPCI Paris et Gary Mamon, Sorbonne Université
Une avalanche de chiffres concernant l’épidémie de coronavirus nous submerge depuis la fin janvier, quand la ville de Wuhan a été placée en quarantaine. Chaque jour les médias ont égrené le nombre de morts et de nouveaux cas, d’abord à Wuhan, puis, à mesure que l’épidémie gagnait, dans la province du Hubei, la Chine tout entière, les pays voisins, l’Europe et le monde entier, pays par pays. Cette épidémie de chiffres inquiétants nous a paradoxalement davantage caché la réalité qu’elle ne l’a révélée.
Les courbes révèlent ce que les chiffres cachent
L’un de nous, il doit l’avouer non sans embarras, a longtemps pensé que l’information en continu était davantage à blâmer que le virus lui-même et que l’on nous refaisait le coup de la grippe aviaire. Nous témoignons ici de la difficulté, pour des non-spécialistes en épidémiologie comme nous (fussent-ils scientifiques), à saisir la portée de la pandémie, face à son traitement médiatique. Nous allons essayer d’analyser ici quelques-unes des raisons possibles de cette difficulté.
L’insistance de collègues à respecter des distances de sécurité, deux jours après l’annonce prochaine de la fermeture des écoles en France, puis leurs explications accompagnées de quelques courbes, ont provoqué une prise de conscience brutale. Leur conclusion était limpide : la France allait devoir prendre les mêmes mesures extrêmes de confinement que l’Italie quelques jours plus tôt. Pas dans un mois ou dans quelques semaines, non, dans quelques jours seulement, tout simplement parce que l’évolution de l’épidémie était quasi-identique en France et en Italie, à un retard d’une semaine près.
L’avalanche de chiffres bruts quotidiens avait été incapable de révéler ce qui se passait. En les ordonnant sous forme de courbes, en revanche, on pouvait comprendre la situation, et prévoir – ou plutôt espérer – les décisions annoncées le lendemain et dans les jours suivants. La puissance des graphiques est bien illustrée par les analyses de Tomas Pueyo, depuis confirmée dans leurs grandes lignes. Nul besoin d’être un mathématicien chevronné pour en comprendre les deux messages essentiels.
La forme de la propagation au début d’une épidémie
Il y a tout d’abord la forme que prend la propagation au début d’une épidémie. Le nombre de malades augmente chaque jour dans la même proportion, à peu de chose près. Le nombre lui-même, ou son accroissement absolu, ne nous éclaire pas : ce qui constitue le ressort de l’épidémie, ce qui en fait une machine infernale, c’est le caractère exponentiel de sa propagation, que l’on peut deviner sur certaines courbes de la figure 1, mais que la figure 2 éclaire encore plus nettement. En effet, dans une croissance exponentielle, à une même durée correspond un même facteur multiplicatif, d’où l’échelle verticale logarithmique de la figure 2.
Ce caractère n’est pas intuitif, même pour des scientifiques, car il se manifeste dans relativement peu de phénomènes naturels en dehors du vivant. On peut tout de même l’exprimer de manière à la fois simple et frappante, en parlant du temps qu’il faut au nombre de cas pour doubler. Avant les premières mesures sérieuses de prévention, le nombre de cas doublait en 2 à 4 jours dans la plupart des pays occidentaux (figure 2). Dans ces conditions explosives, il est multiplié par 1000 en un mois (doublement tous les 3 jours). Si nous n’avions rien fait, à la fin avril la France aurait sans doute compté des centaines de milliers de victimes, voire un million !
La simple comparaison du nombre de cas entre les pays à un instant donné donne l’impression trompeuse qu’ils sont très inégalement touchés (avec l’échelle linéaire habituelle, figure 3, à la date du 4 mars). C’est faux. La seule véritable différence, en réalité, porte sur le moment où l’épidémie a débuté. L’évolution initiale est similaire et explosive dans presque tous les pays concernés à quelques nuances et exceptions près. Nous sommes très loin des relations linéaires (« de proportionnalité ») qui sous-tendent l’essentiel de notre expérience quotidienne.
Cas réels et cas recensés
Le second message essentiel est que non seulement les chiffres bruts nous aveuglent, mais qu’en plus ils nous mentent, car à chaque instant le nombre de cas réel est très supérieur au nombre de cas recensés. Cette conclusion a été renforcée par plusieurs observations en Chine, au Japon et à Singapour. En Italie, cet effet est observé sur une population plus large mais n’a pas encore fait l’objet d’un article scientifique. Des chercheurs ont testé la quasi-totalité des 3300 habitants de la ville lombarde de Vo’Euganeo, où la première victime italienne du Covid-19 est décédée. Pour la moitié environ des personnes infectées, l’infection ne se manifestait par aucun symptôme. Si l’on y ajoute toutes celles dont les symptômes bénins ne sont pas signalés, ou sont confondus avec ceux de la grippe saisonnière, sans oublier la période présymptômatique de contagiosité, dont la durée reste mal connue, on arrive à des estimations – forcément imprécises – de l’ordre de dix fois plus de sujets contagieux que de cas officiels à la même date.
Quelles conclusions pratiques peut-on en tirer dans l’immédiat ?
On ne peut enrayer l’explosivité de l’épidémie qu’à l’aide de mesures empêchant la transmission du virus, ou la réduisant à tout le moins fortement. Dès lors que le virus s’est assez largement répandu, ces mesures ne peuvent être que très contraignantes. La Chine en a subi une version particulièrement musclée qui semble avoir porté ses fruits, car aucun nouveau cas ne se serait en effet déclaré dans tout le pays les 18 et 19 mars en dehors personnes ayant rapporté le virus de l’étranger.
Les Français subissent eux-mêmes depuis la mi-mars des contraintes exceptionnelles contre lesquelles quelques voix s’élèvent déjà. De telles contraintes, et surtout la plus ou moins grande rapidité de leur mise en place, feront très vraisemblablement toute la différence entre les pays qui auront à pleurer des centaines de milliers de morts (voire davantage…) et les autres. Seule une percée significative sur le front des traitements pourrait maintenant changer la donne. Il existe des pistes prometteuses, mais nous ne connaîtrons pas leur efficacité réelle avant plusieurs semaines.
En l’absence d’une telle percée, l’exemple italien suggère qu’il faut attendre au moins deux semaines pour voir un ralentissement de l’épidémie. Cela ne signifie pas une absence de nouveaux cas, mais seulement une augmentation moins rapide de leur nombre, d’un jour sur le suivant, avant qu’il n’augmente plus du tout, puis qu’il commence à diminuer. C’est ce que les mathématiciens appellent de manière parlante un point d’inflexion de la courbe (des points d’inflexion approximatifs sont indiqués sur les figures 1 et 3). Même si, heureusement, la grande majorité des malades guérit (au moins 90 % selon les données chinoises, qui possèdent le plus de recul), leur nombre total continuera donc à augmenter inexorablement avant qu’un plateau commence à se dessiner. Sur les figures 1 et 2, seule la Corée du Sud semble clairement tendre vers un plateau.
Les pièges de la pensée
Cette crise révèle aussi certains pièges de la pensée, qui n’épargnent bien sûr pas les scientifiques. Le culte du nombre et du concret en est un, ce que Bachelard appelait « l’attrait d’un mathématisme trop précis ». En tant qu’enseignant, nous l’observons souvent dans les copies d’étudiants, où elle conduit à une inflation de chiffres après la décimale. Ce culte a pu contribuer à retarder la prise de décisions fortes. La litanie quotidienne du nombre de malades, à l’unité près, pays par pays, aussi justifiée soit-elle par le légitime souci de transparence, a longtemps caché la loi sous-jacente qui permet de comprendre et donc de prévoir l’évolution de la maladie : la seule chose vraiment informative est de savoir si l’augmentation du jour est supérieure ou inférieure à celle de la veille…
Derrière les chiffres, il y a bien sûr des êtres humains, et chacun compte, à l’unité près. Mais une succession de chiffres peut devenir autant d’arbres qui cachent la forêt, beaucoup plus informative, des courbes que l’on devrait s’efforcer d’en tirer. Elles seules permettent de sortir de l’indifférence ou de la sidération, pour agir – faut-il encore souligner qu’en l’absence de traitement disponible, chaque jour qui précède l’adoption de mesures fortes pourrait signer l’arrêt de mort, à l’échelle de la planète, de millions de personnes – et ensuite pour évaluer l’efficacité de nos actions.
Le premier signe qui importe, maintenant, est que le nombre de nouveaux cas quotidiens augmente de moins en moins vite. C’est ce qui se profile sur la figure 2 pour quelques pays, dont la France. L’épidémie y serait donc déjà sortie de son régime exponentiel initial. L’étape suivante sera de confirmer que l’on a bien atteint un point d’inflexion, en voyant le nombre de nouveaux cas quotidiens diminuer continûment.
« L’excès de précision, dans la règle de la quantité, correspond très exactement à l’excès du pittoresque, dans celui de la qualité. La précision numérique est souvent une émeute de chiffres, comme le pittoresque est […] une émeute de détails ». (Gaston Bachelard, « La formation de l’esprit scientifique » (J. Vrin, 13e éd, 1986, p.212)
Tout comme l’avalanche, l’émeute nous submerge et empêche toute réponse rationnelle.
André Klarsfeld, professeur, ESPCI Paris et Gary Mamon, Astronome à l'Institut d'Astrophysique de Paris, Sorbonne Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.