Katherine Hutchinson portrait
  • Année de la Mer

Au cœur de l’océan avec Katherine Hutchinson : des expéditions en Antarctique à la recherche climatique

Katherine Hutchinson a grandi au Cap, en Afrique du Sud, cerclée de trois océans – l’Atlantique, l’océan Indien et l’océan Austral. Elle a été très tôt fascinée par la puissance et la beauté de la mer. Parallèlement, son engouement pour la langue française, né lors de ses années de lycée, la conduira plus tard en France. Aujourd’hui basée à Paris, elle exerce en tant qu’océanographe physique, modélisatrice océanique et cheffe de projet pour le consortium NEMO, alliant ainsi sa passion pour l’exploration des océans à des recherches climatiques à la pointe de la technologie.

Votre parcours en océanographie est fascinant. Qu’est-ce qui vous a attirée dans ce domaine dès le départ ?

Katherine Hutchinson: J’ai grandi au Cap, entourée par l’océan – trois océans, en fait : l’Atlantique, l’Indien et l’Océan Austral. Mon père, qui était surfeur, m’a transmis sa passion pour la mer. Pour moi, nager et affronter les vagues, c’est l’extase : se laisser porter par la force de l’océan procure une sensation de liberté incomparable.

Je n’avais même pas conscience que l’océanographie existait en tant que discipline avant le lycée, lorsque le débat sur le changement climatique commençait à s’intensifier, souvent réduit à des images d’ours polaires et de fonte de la calotte glaciaire. Un jour, une de mes professeures de français nous a offert la liberté de choisir le sujet de nos exposés, à condition de parler en français, et j’ai opté pour des thèmes liés à l’environnement. Ce choix a fait naître une fascination grandissante pour l’océan.

Plus tard, je suis allée à la journée portes ouvertes de l'Université du Cap. J'étais au stand des sciences de l'environnement, et juste à côté se trouvait le laboratoire d'océanographie. Ce fut le déclic ! 
L’année suivante, un professeur nous a montré une vidéo d'une expédition étudiante en Antarctique. Je l'ai regardée et j'ai pensé : « Bientôt, ce sera moi ! ».

Et ce fut le cas ? Avez-vous réellement foulé le sol antarctique ?

K.H. : Oui, absolument ! À l’issue de mon premier cycle universitaire, j’ai eu la chance d’être sélectionnée pour l’une des quatre places proposées à bord du brise-glace sud-africain SA Agulhas, lors de sa dernière expédition en Antarctique. J’ai fêté mes 21 ans sur le navire.

Pendant cette expédition, j’ai exercé le rôle d’aide polyvalente – je participais aux prélèvements d’eau et à la mise en place d’équipements. Malgré le côté modeste de mes missions, l’expérience fut extraordinairement stimulante. J’ai passé trois mois en mer sur un vieux brise-glace que certains qualifieraient de « rouillé ».  Je me rappelle, ma mère, angoissée et pleurant sur le quai au départ du bateau. À l’époque, il n’y avait pas de Wi-Fi à bord : nos e-mails étaient transférés via un officier radio muni d’une clé USB. Bien que rudimentaire, ce système dégageait un charme authentique !

Ces débuts sur le terrain ont sans doute façonné votre approche scientifique. Comment ces expériences vous ont-elles influencée 

K.H. :  Elles m’ont appris la valeur inestimable de l’observation et de la collecte de données. En mer, nous devons souvent faire face à des informations limitées et interpréter en temps réel ce que nous observons. Cela est bien différent de l’analyse d’un vaste jeu de données devant un ordinateur. J’ai ainsi développé une capacité à résoudre rapidement les problèmes, à m’adapter aux situations et à avoir une confiance absolue dans les données recueillies.

Et puis, vivre en communauté pendant de longues périodes m’a enseigné l’importance du travail en équipe. Quand on est confiné avec les mêmes personnes durant des semaines, les émotions sont intenses, et savoir gérer ces dynamiques s’avère aussi crucial que la science elle-même. Il faut savoir rire de soi et apprécier les moments de légèreté, même en pleine expédition ! 

Comment êtes-vous passée de l’océanographie physique à la modélisation océanique ? 

K.H. : Mes débuts se sont concentrés sur les expéditions – j’en ai réalisé huit en moins de huit ans. J’avais 29 ans lors de la dernière, où j’ai été responsable de l’océanographie physique lors d’une mission dans la mer de Weddell, à bord du nouveau brise-glace sud-africain, le SA Agulhas II. Nous étions en quête de l’Endurance, le navire perdu d’Ernest Shackleton. Même si nous ne l’avons pas retrouvé, l’expérience fut mémorable.

J’ai alors souhaité aller plus loin. Si les observations en mer offrent une précieuse information instantanée, elles restent limitées dans le temps et l’espace. 
Pour compléter ces données, je me suis tournée vers la modélisation océanique. Cette approche utilise des équations mathématiques pour simuler les mouvements et les transformations de l’océan, découpé en « blocs » où chaque segment interagit avec ses voisins. Grâce aux modèles, nous pouvons reconstituer l’état historique de l’océan et prévoir son évolution – un outil indispensable pour mieux comprendre le changement climatique. 

Votre passage à la gestion du projet NEMO représente une étape marquante. Pouvez-vous nous en dire plus ?

K.H. : J’ai réalisé un post-doctorat en modélisation océanique à Sorbonne Université, où j’ai appris les rudiments du codage et de la modélisation auprès de Julie Deshayes. Au départ, ce nouvel univers était intimidant, car je n’avais aucune expérience préalable en informatique. Mais, lors de mon post-doctorat Marie Curie (MSCA), le responsable de NEMO a pris sa retraite, et j’ai décidé de postuler.

NEMO est un consortium regroupant cinq institutions réparties dans trois pays, et compte environ 30 développeurs spécialisés en modélisation océanique. Mon rôle consiste à coordonner l’ensemble de l’équipe, à veiller au bon fonctionnement des modèles sur des superordinateurs et à transmettre les avancées de notre travail à la communauté scientifique. 
C’est un travail de collaboration intense, mêlant gestion de conflits et vulgarisation du langage technique pour le rendre accessible à toutes et tous !

Vous vous intéressez particulièrement aux interactions entre l’océan et les plateformes glaciaires. Quel est le principal défi de cette recherche ?

K.H. : Le plus grand défi est sans doute notre connaissance limitée de ce qui se passe réellement sous les plateformes glaciaires. Ces marges flottantes de la calotte antarctique cachent d’immenses cavités. Or, nous ne pouvons pas observer directement ces zones depuis l’espace, ni même les atteindre avec des navires classiques. Même les robots rencontrent des difficultés, perdant souvent leur signal dans l’obscurité totale. 

Nous avons même fait appel à des phoques équipés de capteurs pour recueillir des données sous la glace, mais leur profondeur de plongée ne permet pas d’atteindre les zones les plus reculées. Par conséquent, valider nos modèles demeure un vrai casse-tête ! 

Cette incertitude est à la fois frustrante et stimulante. Nous nous efforçons d’améliorer nos outils d’observation tout en perfectionnant nos modèles pour simuler ces environnements inconnus. Il s’agit d’une course contre-la-montre pour comprendre comment les interactions entre l’océan et les plateformes glaciaires influencent le climat global et comment ces processus évolueront face au changement climatique. 

Pourquoi la collaboration internationale est-elle si cruciale dans le domaine des sciences océaniques ?

K.H. : Chaque pays forme ses scientifiques selon des approches différentes, apportant ainsi des perspectives uniques. Par exemple, en Afrique du Sud, l’enseignement est très généraliste et multidisciplinaire, nous rendant polyvalents, mais parfois au détriment d’une spécialisation poussée. 
En France, au contraire, l’accent est mis sur une expertise approfondie dans un domaine spécifique. Travailler ensemble permet de combiner ces forces, d’enrichir nos méthodes de travail et de favoriser la créativité pour résoudre des problèmes complexes. 

Quelle est la chose que vous souhaiteriez que davantage de personnes comprennent à propos de l’océan ?

K.H. : J’aimerais que tout le monde réalise l’immensité et l’importance des mouvements océaniques. Beaucoup se contentent de contempler les vagues et les marées sur la plage, sans se rendre compte que d’énormes courants, tels que le Gulf Stream, transportent chaleur et sel à travers le globe, régulant ainsi notre climat. L’océan est le sang vital de la planète, mais ses dynamiques restent souvent invisibles aux yeux du grand public.

En outre, ce ne sont pas seulement les grands courants qui importent : de légères variations de température ou de salinité peuvent avoir un impact considérable sur les écosystèmes marins et, par extension, sur notre propre vie. Comprendre et protéger l’océan est crucial pour faire face efficacement au changement climatique. J’aimerais pouvoir partager cette « magie » de l’océan de manière plus visuelle, afin que chacun puisse en apprécier toute la puissance.