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De la pierre au pixel : numériser le décor de Notre-Dame de Paris

Depuis trois ans, une équipe pluridisciplinaire mobilise technologies de pointe et savoir historique pour révéler les mystères de Notre-Dame de Paris.

Sous la coordination de Dany Sandron, professeur d’histoire de l’art et d’archéologie à Sorbonne Université, le groupe "Décor" utilise la numérisation 3D pour analyser l'architecture et le décor de l'édifice. En redonnant vie aux détails cachés de la cathédrale, les chercheurs ouvrent une nouvelle page dans l’étude du patrimoine, avec des techniques qui pourraient inspirer de futures restaurations.

Un décor intérieur relativement épargné

« Cela fait plus de 20 ans que je travaille sur Notre-Dame », explique Dany Sandron. Spécialiste de l'architecture médiévale et des décors monumentaux, ce professeur d'histoire de l'art et d’archéologie de la faculté des Lettres coordonne le groupe Décor du chantier scientifique de Notre-Dame qui réunit, depuis 2021, une quinzaine d’historiens de l'art et de conservateurs internationaux. Grâce à la plateforme Plemo 3D qu’il a cofondée, et aux moyens techniques déployés depuis trois ans, l’équipe de Dany Sandron a pu réaliser des relevés d’une grande partie du décor de la cathédrale. « Par chance, malgré l’ampleur de l’incendie, le décor intérieur a été largement préservé, y compris des objets fragiles comme l’orgue, les tableaux et les tapisseries, qui, après décontamination, sont intacts. », affirme le chercheur.

Plateforme mobile de numérisation et modélisation 3D (Plemo 3D)

PLEMO 3D est une plateforme d’équipements et d’outils numériques de pointe, fondée en 2015 par la faculté des Lettres de Sorbonne Université en partenariat avec l’Université de Technologie de Compiègne.

La plateforme est ouverte aux prestations auprès de partenaires extérieurs (collectivités territoriales, musées, opérateurs en archéologie, entreprises du BTP, agences d’architecture, etc.) pour valoriser leur patrimoine par une numérisation et une modélisation à forte valeur scientifique ajoutée.

La technologie au service de l’Histoire

Avant l'incendie, l'intérieur de l'édifice était noirci par la poussière et la pollution, dissimulant les détails des éléments sculptés en hauteur. Dès 2021, la présence d’échafaudages installés pour le chantier a permis aux chercheurs de s’approcher de ces chapiteaux jusqu’ici inatteignables et entreprendre leur numérisation. « Nous avons utilisé la photogrammétrie 3D pour obtenir une modélisation rapide. Cette technique repose sur la capture d’une multitude d’images autour des objets. Un logiciel analyse ensuite ces images, identifiant des points communs à partir desquels les algorithmes génèrent un modèle 3D. Ce modèle est alors texturé et coloré en fonction des photographies initiales », explique Grégory Chaumet, docteur en histoire de l’art et ingénieur de la plateforme Plemo 3D.

Pour compléter cette approche, les chercheurs ont utilisé une autre technique : la lasergrammétrie. Sans connectique, un scanner laser permet une grande liberté de mouvement, facilitant la numérisation d’objets complexes, tels que des chapiteaux allant de quelques centimètres jusqu’à 1,5 mètre de diamètre. Pendant trois ans, Grégory Chaumet et le post-doctorant Denis Hayot ont pu numériser plus de 300 chapiteaux, ainsi que d'autres éléments du décor sculpté. Un travail qui a demandé à l’équipe de s’adapter aux contraintes logistiques du chantier, mais aussi des exigences des autres projets de recherche menés en parallèle par les chercheurs et la plateforme Plemo 3D. « Car nos missions ne s’arrêtent pas à Notre-Dame », rappelle Dany Sandron.

 

Modèle 3D d'un buste situé dans le transept nord de la cathédrale Notre-Dame issu de la numérisation par photogrammétrie ©Denis Hayot

Des découvertes inattendues

Les relevés numériques du décor de la cathédrale ont notamment mis en évidence des traces d'outils et de montage, révélant des indices invisibles à l'œil nu sur la construction de l’édifice. Les chercheurs ont par exemple observé que dans le chœur du monument, les colonnes les plus anciennes intègrent l’astragale – cette moulure à la base des chapiteaux – dans le même bloc de pierre que la colonne elle-même, « une technique typique de l'architecture antique », précise Dany Sandron.

Cette observation, rare dans les constructions médiévales, remet en cause l'idée d'une rupture entre l'Antiquité et le Moyen Âge. « On pensait que le Moyen Âge s’était coupé des savoirs antiques, mais ces découvertes révèlent une continuité des techniques et des influences, ajoute-t-il. Cela redonne une vision plus éclairée et plus nuancée du Moyen Âge, souvent dépeint négativement. Il est important de comprendre que les périodes ne changent pas d'un coup, et qu’il n'y a jamais de rupture totale, comme on peut le penser pour les grands mouvements artistiques », précise le chercheur.

Bien que l'accès à la cathédrale soit désormais restreint pour la dernière phase des travaux de réouverture, l'équipe compte bien poursuivre ses recherches. « On pourra reprendre le travail après la réouverture, dans quelques mois, pendant la restauration extérieure de la cathédrale, assure Dany Sandron. Cette dernière phase de la restauration sera notamment dédiée à la reconstruction des arcs-boutants, déjà en très mauvais état avant l’incendie ».

Une recherche pluridisciplinaire à long terme

Pour continuer à décrypter les secrets de Notre-Dame, les chercheurs travaillent en collaboration avec d'autres équipes, comme celles de la faculté des Sciences et Ingénierie de Sorbonne Université et d'autres institutions françaises et internationales, notamment le laboratoire de recherche des monuments historiques. « Il y a une vraie pluridisciplinarité, avec des professionnels du patrimoine qui travaillent avec des géologues, des chimistes, des physiciens, des historiens, etc. », se réjouit le chercheur. « Nous avons également collaboré avec le FabLab de Sorbonne Université pour créer une impression 3D d’une partie d’un chapiteau à partir des relevés scanners laser », ajoute Grégory Chaumet.

Le projet de créer un réseau thématique national pluridisciplinaire pérenne calqué sur le modèle du chantier scientifique de Notre-Dame pour intervenir sur d’autres monuments, est d’ailleurs en cours d’évaluation. Ce réseau regrouperait des compétences scientifiques et de restauration complémentaires avec des groupes de travail spécialisés sur des thématiques spécifiques (décor, vitraux, etc.). « Si l’on travaille sur une cathédrale comme celle de Reims ou d’Amiens, qui possèdent des portails encore plus imposants que ceux de Notre-Dame, il serait dommage de ne pas profiter de l'expertise acquise pendant ces cinq derniers années », souligne Dany Sandron.

 

Prise de mesures sur le modèle Modèle 3D d'un chapiteau de la cathédrale Notre-Dame issu de la numérisation par scanner laser ©Grégory Chaumet)

Rendre ces recherches accessibles au grand public

Une autre façon de valoriser la richesse du travail scientifique sur Notre-Dame a été pour les chercheurs de collaborer avec le laboratoire Modèles et simulations pour l’Architecture et le Patrimoine (CNRS/Ministère de la Culture) qui développe un "double numérique" de la cathédrale. « Leur projet européen vise à créer une sorte de jumeau numérique de l'édifice, où sera versée une grande quantité de données, comme des archives écrites, des photographies et des relevés numériques, pour rendre tout cela accessible et consultable par le grand public », explique Dany Sandron.

Certaines modélisations 3D du décor de Notre-Dame réalisées par l’équipe ont également été mises en avant lors de l'exposition organisée à Sorbonne Abû Dhabi sur le chantier scientifique de la cathédrale. « Les scans et modélisations seront également réutilisés dans le cadre du futur musée de Notre-Dame, prévu dans une partie des locaux de l’Hôtel-Dieu. La réflexion est en cours, sous la direction du président de l’Institut national du patrimoine », explique Dany Sandron. Ce futur musée devrait inclure des œuvres présentées physiquement ainsi que des reconstitutions virtuelles et des éléments interactifs. « L'idée est d'utiliser les nouvelles technologies, comme les scans et les hologrammes, pour recréer des œuvres endommagées ou manquantes et ainsi offrir une vue d'ensemble complète de l’histoire et de l’architecture de la cathédrale. Ce type d’approche est particulièrement utile pour les fragments d’éléments décoratifs, difficilement compréhensibles en l’état », souligne le chercheur.

Alors que Notre-Dame s'apprête à rouvrir ses portes, les outils numériques et les approches novatrices expérimentées sur ce chantier pourraient bien marquer le début d’une nouvelle ère pour l’étude et la préservation du patrimoine. Cette cathédrale, symbole de résilience, est devenue, en quelques années, un laboratoire vivant où technologie et histoire s’entremêlent pour révéler des savoir-faire anciens et inspirer des méthodes futures.