Développer son esprit critique face au monde de la désinformation
Face à la montée de la désinformation et aux défis posés par le numérique, le sociologue Gérald Bronner, professeur à Sorbonne Université, lance un cycle de conférences gratuites et accessibles à tous. Ces rencontres visent à armer les citoyens contre les biais cognitifs et à renforcer la pensée critique, indispensable à une démocratie éclairée.
Pourquoi avoir organisé un cycle de conférences sur la thématique de la désinformation et du développement de l’esprit critique aujourd’hui, en 2025, et en Sorbonne ?
Gérald Bronner : Les temps sont particulièrement inquiétants. La propagation de fausses informations, largement documentée par la science et corroborée par l’observation de l’actualité, met en péril les démocraties. Il suffit de regarder ce qui se passe outre-Atlantique, où Donald Trump déclare vouloir nommer au ministère de la Santé une personne ouvertement antivax. Face à ces dérives, il est crucial d’agir, et ce cycle de conférences répond à cette urgence.
Quant à la Sorbonne, quel lieu plus emblématique pour incarner ce projet ? Ce n’est pas seulement parce que je suis moi-même Sorbonnard, mais parce que la Sorbonne représente le symbole par excellence de la transmission du savoir. Elle incarne, en France et dans l’histoire des universités mondiales, cette vocation à éclairer les esprits.
Le titre du cycle de conférences résonne avec le rapport que vous avez remis au Président de la République il y a deux ans. Pouvez-vous nous en dire plus ?
G. B. : Effectivement, ce cycle s’inscrit dans la continuité du rapport "Les Lumières à l’ère numérique" rendu avec 13 autres collègues en 2022. Si Internet a apporté des opportunités formidables, la dérégulation du marché de l’information ne favorise pas toujours la vérité ou la pensée rationnelle. Dans ce contexte, l’objectif de ces conférences est d’amener les participants à comprendre pourquoi la problématique de la désinformation est essentielle et à leur fournir les outils pour s’en prémunir.
Le premier séminaire sera consacré à l’éducation aux médias pour poser les bases d’une meilleure compréhension de l’écosystème informationnel afin de renforcer nos capacités de défense intellectuelle.
Si comprendre le champ de bataille dans lequel nous évoluons est une première étape essentielle pour réduire les risques, il ne faut pas oublier que notre cerveau est directement impliqué dans ces mécanismes. C’est pourquoi nous aborderons des concepts, détaillés dans le rapport, comme celui de la "pensée paresseuse". Ce biais universel, largement prouvé par la science, nous pousse à suivre nos intuitions sans les remettre en question.
Cette « pensée paresseuse », aussi appelée « avarice cognitive » agit en concurrence avec notre capacité rationnelle. Nous avons tous un « avare cognitif » en nous, mais aussi un être rationnel. L’objectif est de favoriser l’expression de ce dernier.
Pour lutter contre cette pensée paresseuse, quelles stratégies concrètes peuvent être mises en place ?
G. B. : C’est tout l’objet de ce cycle de conférences. Nous proposerons des exercices pratiques et ludiques pour identifier et corriger des erreurs de raisonnement fréquentes, comme la confusion entre corrélation et causalité ou les biais d’échantillonnage. Ces erreurs de raisonnement typiques bien qu’invisibles au quotidien, peuvent profondément influencer nos jugements.
Il est indispensable d’apprendre à raisonner, tout comme on apprend à lire, écrire ou compter. La science a montré que domestiquer certaines parties obscures de notre cerveau est un effort qui paie. Par exemple, le rapport que nous avons rédigé avec Elena Pasquinelli pour le Conseil scientifique de l’éducation nationale, intitulé Apprendre l’esprit critique, a démontré que des exercices réguliers permettent des progrès réels. C’est un formidable message d’espoir.
Enfin, cette autonomie intellectuelle est notre meilleure arme contre les influences extérieures. Des personnalités influentes, comme Elon Musk ou d’autres, ne pourraient rien contre une population capable de se défendre intellectuellement. Si nous savons évaluer une information et nous méfier des erreurs de raisonnement, une grande partie du problème est déjà résolue.
Quels autres obstacles au développement de l’esprit critique aborderez-vous ?
G. B. : Un autre obstacle majeur, auquel je vais consacrer un séminaire, est la "pensée désirante", ou croyances motivationnelles. Ce mécanisme repose sur notre envie de croire que certaines choses sont vraies, indépendamment des faits. Par exemple, nos interprétations d’un fait divers ou d’un attentat diffèrent souvent selon nos convictions idéologiques. Cette tendance, bien documentée, nous pousse à adopter une narration des événements conforme à ce que nous souhaitons croire, avant de connaître les faits. Les biais motivationnels, bien qu’ils ne soient pas des erreurs de raisonnement à proprement parler, limitent notre vision des choses en nous focalisant sur un seul aspect d’une situation complexe.
Le but de ce séminaire est donc d’apprendre à reconnaître et à maîtriser cette "pensée motivée". Si le désir en soi n’est pas un problème, comme pour les intuitions, il est crucial de ne pas le laisser prendre le contrôle de notre raisonnement.
Que ce soit sur des questions existentielles ou scientifiques, l’objectif de ce séminaire n’est pas d’imposer une vérité, mais de donner à chacun les moyens et les outils nécessaires pour développer une pensée critique autonome et éclairée.
Quel rôle voyez-vous pour les universités dans ce domaine ?
G. B. : Si cela fait partie de la mission sacrée de l’école, du collège, du lycée et de l’université, je pense que cet enjeu doit devenir aujourd’hui une priorité.
Bien sûr, en tant que professeur, nous abordons la pensée critique en enseignant la méthode scientifique ou l’exercice de la preuve, en sciences, en philosophie, etc. Cependant, dans le contexte actuel, les approches traditionnelles ne suffisent plus. Nous faisons face à un véritable dédale cognitif : jamais dans l’histoire nous n’avions eu autant d’informations disponibles. Pour ne donner qu’un chiffre : 90 % de l’information accessible aujourd’hui a été produite au cours des deux dernières années.
Nous sommes donc à un carrefour civilisationnel. Ce phénomène touche ce qu’il y a de plus intime en nous : notre représentation du réel. Et cette représentation est en train de se diffracter. Or si nous voulons vivre ensemble dans une société démocratique, nous devons partager une certaine commensurabilité des arguments. Sans cela, il est impossible de débattre et de résoudre les problèmes collectifs. Par exemple, si une moitié de la population croit au réchauffement climatique tandis que l’autre non, cela paralyse toute action collective.
Dans un contexte où les élèves utilisent des outils comme ChatGPT, qui encouragent une forme de paresse cognitive, le défi est encore plus grand. Si nous externalisons nos capacités rationnelles à des intelligences artificielles, sachant qu’elles peuvent nous tromper, cela devient dangereux. Par exemple, des bots générés par des modèles d’IA sont déjà utilisés pour des campagnes de désinformation, notamment sur des sujets comme le conflit en Ukraine. Ce n’est pas de la science-fiction : tout cela est documenté.
C’est pourquoi, face à ces développements technologiques, il est impératif de muscler notre "système immunitaire intellectuel" à travers un enseignement dédié au développement de l’esprit critique. C’est une question cruciale pour notre survie collective et pour laquelle les universités ont tout leur rôle à jouer.
Ce cycle de conférences s’inscrit également dans l’idée d’une université populaire, n’est-ce pas ?
G. B. : Absolument. L’objectif est de proposer des cours accessibles à tous, y compris aux salariés. Ce projet se veut inclusif et universel, et nous sommes prêts à le répéter autant de fois que nécessaire pour toucher un public toujours plus large. Ces conférences seront d’ailleurs accessibles en ligne afin de prolonger leur impact au-delà des murs de l’amphithéâtre Richelieu.
Enfin, si j’ai pris un engagement moral en garantissant un accès gratuit à ce cycle, grâce au soutien de la Fondation Descartes, j’attends des participants qu’ils s’approprient ces contenus, et les diffusent autour d’eux. C’est par cet effet de ruissellement que nous pourrons, collectivement, défendre et promouvoir l’esprit critique.
Propos recueillis par Justine Mathieu
Gérald Bronner
Gérald Bronner est professeur à Sorbonne Université, membre de l’Académie des technologies et de l’Académie nationale de médecine. Sociologue, il travaille notamment sur les croyances collectives et a publié de nombreux ouvrages sur ces questions : Apocalypse cognitive ; Les Origines… Ses travaux ont été couronnés par onze prix dont le prix des Lumières, le prix Aujourd’hui ou encore le prestigieux European Amalfi prize for sociology and social science. Il est traduit dans de nombreux pays.
Informations pratiques sur le cycle de conférences
Organisé par la Direction des affaires culturelles de la faculté des Lettres de Sorbonne Université, le cycle de conférences aura lieu, sur inscription, du mardi 04 février 2025 au mardi 13 mai 2025 à l'amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne - 17 Rue de la Sorbonne à Paris.